28 octobre 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 28 octobre 1956

Douce Mère, c’est après-demain, le 30, ma fête. Je viens mettre devant toi ma situation intérieure afin que tu m’aides à prendre une décision.

Je me trouve en face des mêmes difficultés qu’avant mon départ pour Hyderabad et j’ai commis les mêmes erreurs. La raison centrale de cet état est que les mots et les idées semblent avoir perdu tout pouvoir sur moi, d’une part, et d’autre part que l’élan vital qui m’avait conduit jusqu’ici est mort. Alors sur quoi reposerait ma foi? J’ai bien toujours une foi mais elle est devenue totalement abstraite. Le vital ne coopère pas, alors je suis tout desséché, suspendu dans le vide, il semble que plus rien ne m’oriente. Il n’y a aucune révolte en moi mais du vide.

Dans cet état, je ne cesse de me souvenir de ma forêt de Guyane ou des routes d’Afrique et de la ferveur qui m’animait. Il semble que j’aie besoin d’avoir mon but devant moi et de marcher vers lui. Il semble aussi que les difficultés extérieures m’aident à résoudre mes problèmes intérieurs: il y a en moi une sorte de besoin d’un «élément» – la mer, la forêt, le désert – , d’un milieu avec lequel je me bats et grâce auquel je grandis. Ici on dirait que je manque d’un point d’appui dynamique. Ici, dans le quotidien des jours, il semble que tout se désagrège en moi. Ne devrais-je pas retourner dans quelque forêt de Guyane?

Mère, je t’en supplie, au nom de ce qui m’a conduit vers toi, donne-moi la force de faire ce qui doit être fait. Toi qui vois et qui peux, prends une décision pour moi. Tu es ma Mère. Quelles que soient mes fautes, mes difficultés, je me sens si profondément ton enfant.

Signé: Bernard

P.S. Si tu vois que je dois rester ici, mets en moi l’aspiration et la force qu’il faut. Je t’obéirai. Je veux t’obéir.

(Réponse de Mère)

30.10.56

Il faut se méfier du charme des souvenirs. Ce qui reste des expériences passées c’est l’effet qu’elles ont eu dans le développement de la conscience. Mais quand on tente de revivre un souvenir en se remettant dans des circonstances analogues, on s’aperçoit bien vite qu’elles sont vides de leur pouvoir et de leur charme, parce qu’elles ont perdu leur utilité pour le progrès.

Tu as dépassé le stade où la forêt vierge et le désert pourraient servir à ta croissance. Ils te mettaient en rapport avec une vie plus vaste que la tienne et élargissaient les limites de la conscience. Mais maintenant tu as besoin de quelque chose d’autre.

Jusqu’à présent, toute ta vie a été centrée sur toi-même; tout ce que tu as fait, même l’acte apparemment le plus désintéressé ou le moins égoïste, a été fait en vue de ta croissance ou de ton illumination personnelle. Il est temps de vivre pour autre chose que toi-même, pour quelque chose d’autre que ta propre individualité.

Ouvre un nouveau chapitre de ton existence. Vis, non plus pour te réaliser toi-même ou pour réaliser ton idéal, si haut soit-il, mais pour servir une œuvre éternelle qui dépasse ton individualité de toute part.

Signé: Mère

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