23 juillet 1960

Cette nuit, il s’est passé quelque chose d’intéressant, exactement entre dix et onze heures. J’étais dans un véhicule quelconque. Je ne voyais pas le véhicule mais j’étais dedans. Il y avait quelqu’un en face de moi qui dirigeait; je ne voyais que son dos; je ne me suis pas occupée de qui c’était: c’était la personne qui devait le faire.

Et alors, c’était comme si les portes de la destruction avaient été ouvertes. Et des flots – des flots aussi vastes qu’un océan – étaient en train de dévaler sur... quelque chose... la terre? C’était comme un courant formidable qui allait à une allure insensée, avec une puissance que rien ne pouvait arrêter. C’était une eau saumâtre: ce n’était pas transparent, c’était saumâtre. Et il fallait absolument arriver à un certain endroit avant l’eau. Parce que si l’eau arrivait avant, on ne pouvait plus rien faire. Tandis que si j’arrivais avant (je dis «moi», mais ce n’était pas moi comme ça, avec ce corps), si j’arrivais là avant l’eau, de l’autre côté, c’était la sécurité totale; et depuis cette sécurité, on pouvait, on avait une chance d’aider ceux qui étaient restés en arrière.

Et ce véhicule allait (je le voyais, je le sentais n’est-ce pas, au mouvement) il allait avec une rapidité plus grande que cette inondation. Une inondation formidable, mais la rapidité du véhicule était encore plus grande. Et c’était si merveilleux... De place en place, il y avait des endroits particulièrement difficiles et dangereux, et toujours j’arrivais avant l’eau, juste avant que l’eau ne vienne barrer le passage. Et ça allait, ça allait, ça allait. Puis, avec un dernier effort (il n’y avait pas d’effort vraiment: c’était une volonté), avec une dernière poussée on a franchi; et l’eau immédiatement arrivait – elle dévalait n’est-ce pas, à une allure fantastique. Un endroit de passé. Et puis juste de l’autre côté, ça changeait de couleur. C’était... ça changeait de couleur; et il y avait une dominante d’un bleu – de ce bleu puissant qui est la force, la force organisée dans le monde le plus matériel. C’était là, et le véhicule s’est arrêté net. Et moi qui regardais toujours vers l’avant, dans ce mouvement, je me suis retournée et j’ai dit: «Ah! voyons, on va commencer à aider ceux qui sont en arrière.» Tiens, je vais te faire un dessin, voilà:

dessin

L’eau s’en allait comme cela vers la droite. De temps en temps, sur le chemin du véhicule, il y avait des sortes de dépressions avec des fissures, et l’eau pouvait passer par là; et en fait elle a dû passer dès que moi j’étais passée; c’était cela qui était dangereux: si on arrivait un peu trop tard, l’eau était déjà partie là-dedans et on ne pouvait plus passer; même si c’était quelques gouttes on ne pouvait plus passer, c’était comme cela. Non pas que c’était très large, mais... Et l’eau s’infiltrait («s’infiltrait»... n’est-ce pas, on emploie des petits mots), elle s’infiltrait, mais je voyais ça en avant, et le véhicule arrivait à toute allure, et puis au lieu de s’arrêter, dans un mouvement fou il passait, vrrt! juste à temps, comme les montagnes russes, tout à fait comme les montagnes russes. On arrivait toujours à temps pour passer. Et puis encore la même chose: cassé ici, cassé là (il y avait beaucoup de fissures comme cela, je n’en ai dessiné que deux: il y en avait beaucoup, cinq, six), et puis encore on sautait comme cela et puis ça s’en allait, jusqu’à l’endroit où j’ai mis l’eau qui tourne.

Tout au bout, il y avait un espace où l’eau devait tourner pour descendre – c’était là le Grand Passage. Si on était pris là-dedans, c’était fini. Il fallait arriver là et franchir avant que l’eau ne passe. C’est ici qu’on pouvait passer. Alors une dernière dégringolade, et puis, comme une flèche, comme si on avait sauté de vitesse, et passé ici.

Et quand on était de l’autre côté, immédiatement, sans même que le niveau du sol remonte (on ne sait pas pourquoi), immédiatement c’était la sécurité. Et le courant allait comme ça, comme ça, des vagues et des vagues et des vagues, à perte de vue comme cela, mais c’était canalisé ici, au Grand Tournant, et dès qu’il passait là, c’était l’inondation totale, il se répandait sur quelque chose... la terre. Et le courant a tourné – il a tourné – mais déjà j étais de l’autre côté. Et tout ça, en dessous, c’était fini, ça dévalait partout. Seulement, dès qu’on était là, de l’autre côté, ça ne pouvait pas toucher: l’eau ne pouvait pas passer par là, elle était arrêtée par quelque chose d’invisible, et elle tournait.

D’ailleurs c’était comme si tout était prêt, comme s’il y avait un chemin prêt pour que l’eau tourne.

Là, au-dessous de moi, au-dessous du véhicule, j’avais l’impression que c’était la terre, vraiment ça avait l’air d’être la terre: l’eau dévalait vers cela.

Le chemin du véhicule, ce n’était pas la terre, c’était au-dessus (dans des régions interstellaires probablement! ), un chemin qui était spécialement pour ce véhicule. Et on ne savait pas d’où l’eau venait: je ne voyais pas le commencement, ça se perdait à l’horizon. Mais ça venait en descendant, comme des torrents – pas à pic, pas comme une cascade, mais comme un torrent, et ça descendait. Mon chemin passait entre ces torrents d’eau et ça, en-dessous, la terre. Mais je voyais l’eau en face de moi, partout, en avant, en arrière – c’était cela qui était si extraordinaire, je la voyais comme si elle était... elle était partout, n’est-ce pas, sauf sur ce chemin (et encore, il y avait des infiltrations). C’était l’eau dans ce mouvement. Mais il y avait une sorte de volonté consciente dans ce mouvement, et il fallait arriver là, au Grand Passage, avant cette volonté consciente. Ça avait une ressemblance avec les choses physiques, cette eau, mais il y avait une conscience, une volonté consciente, et il fallait... c’était comme une bataille entre la volonté que je représentais et cette volonté-là. Et à chaque fissure, juste à temps je passais. C’est quand je suis arrivée au Grand Tournant que j’ai vu comme une volonté qui animait cette eau. Et je suis arrivée juste avant. Passée comme un éclair, une allure fantastique! On n’a même pas vu le temps de... c’est passé comme un éclair. Et puis, tout d’un coup, comme un arrêt – et alors c’était bleu. Un carré.

Sur le moment, je ne savais pas ce que voulait dire tout cela; puis ce matin j’ai pensé: «Ça doit avoir quelque chose à faire avec la situation mondiale.»

Ça avait toutes les proportions d’une chose presque... n’est-ce pas, la terre paraissait petite en comparaison. Mais ça ressemblait à ce qui se passe ici quand l’eau est lâchée sur le monde, comme dans les inondations, mais à une échelle beaucoup plus grande.

Ce qui était... plaisant, et vraiment intéressant, c’était cette allure formidable, comme une flèche, et d’arriver toujours comme ça, toujours à temps, juste à temps, juste à temps. Et quand j’étais passée de l’autre côté (on sentait bien que rien ne pouvait rester, c’était comme un déluge), mais de l’autre côté c’était fini, il n’y avait plus aucune espèce de possibilité que ça touche: c’était cela surtout mon sentiment. C’était arrêté net. Rien ne pouvait toucher.

Je me suis retournée et j’ai vu tout cela qui dévalait, et j’ai pensé: «Maintenant, voyons si on peut faire quelque chose ici.» Il y avait quelqu’un derrière qui m’intéressait, quelqu’un ou quelque chose – c’était encore quelque chose – , c’était très sympathique et ça avait un peu de cette couleur bleue qu’on trouvait là de l’autre côté (pas des individus mais comme des êtres représentatifs de quelque chose et qui me suivaient d’assez près: quand j’étais là, c’était là, mais ça n’arrivait pas, ça perdait – à mesure que mon allure progressait, la sienne diminuait. Ça ne pouvait pas garder la distance). Et il m’intéressait particulièrement. Je me disais: «Oh! il est si proche (il est, ou c’est si proche), il pourrait juste passer.» Et alors j’ai vu que toute cette volonté destructrice avec son instrument d’eau, symboliquement d’eau, avait passé et que ça se répandait. Mais ceux qui étaient sur cette ligne, on avait encore une chance de les sauver. Et tout de suite j’ai pensé à cela, ça a été ma première volonté: «Voyons si ça peut encore passer, si on peut arriver à ce que ça passe.» Je me souvenais des endroits particulièrement dangereux (en passant, n’est-ce pas, avec cette rapidité, j’avais noté: «Ah! on peut encore faire ceci... on peut encore faire cela» – les choses avaient la même rapidité dans ma conscience, et je notais tout sur tout le chemin), et alors une fois que j’étais établie là-bas, de l’autre côté, j’envoyais le message à cet endroit-là.

En-dessous, l’eau en avait à cœur joie, c’était... c’était sans espoir. Mais là, sur cette ligne, il y avait encore un espoir, même, même après le passage: probablement je disposais d’un certain pouvoir pour faire franchir aux endroits qui étaient fissurés. Mais ça, je ne l’ai pas vu parce que je me suis réveillée. Alors ça a arrêté tout. C’est probablement parce que je me suis réveillée assez brusquement que je n’ai pas su ce que cela voulait dire.

Tout cela, c’est une traduction en langage humain, n’est-ce pas, parce que c’était... Enfin voilà.

Et ça se passait de bonne heure dans la nuit – de bonne heure, ce ne sont pas des visions, pas des choses que l’on observe: ce sont des choses que l’on fait.

Depuis longtemps je vois, les nuits sont des actions. Ce ne sont plus des images ou des symboles ou des représentations: c’est tout des actions. Et qui se passent à une échelle qui n’est certainement pas humaine.

Est-ce que cela signifie la guerre?

Je ne sens pas la guerre.

S.M. est venu l’autre jour... Lui, n’est-ce pas, est tout à fait au courant des événements comme on les connaît dans les gouvernements. Il m’apporte les nouvelles du gouvernement (pas celles que l’on donne au public). Elles ne sont pas bonnes. Mais il voulait savoir, parce qu’il a confiance (tellement confiance qu’il va dire à Nehru et aux autres: «Oh! Mère a dit que... ceci, cela.» Et il se trouve que c’est vrai, heureusement!) Alors, après m’avoir décrit la situation, il m’a demandé.

Logiquement, avec la raison, il semble impossible qu’il n’y ait pas la guerre. Mais comme il me demandait, j’ai regardé – justement, j’ai regardé les nuits, et puis autrement. Alors j’ai dit: «Je ne sens pas. Je ne sens pas la guerre.»

Et ce matin encore, quand j’ai regardé cette sorte de vision, je me suis posé la question: «Est-ce qu’il y aura la guerre?» – Je ne le sens pas comme cela... C’est peut-être pire.

Ça n’avait pas l’air humain, n’est-ce pas.

Je me souviens il y a quelque temps, je me promenais quelque part, une nuit. Ce n’est plus très clair maintenant mais une chose est restée, c’est que j’étais sortie de l’Inde, puis je suis rentrée dans l’Inde, et j’ai trouvé partout, installés, d’énormes éléphants – des éléphants formidables. A ce moment-là, je ne savais pas du tout que les communistes avaient pris l’éléphant comme symbole dans l’Inde. Je l’ai su plus tard. Je me suis dit: «Qu’est-ce que cela représente, est-ce que ça représente les armées de l’Inde?...», mais ça ne ressemblait pas à des éléphants de guerre. C’étaient des éléphants comme des mammouths, immenses, et qui avaient l’air de s’installer, comme ça, avec toute la puissance d’une formidable inertie. C’était cela l’impression: quelque chose qui pèse d’une façon inerte, très tâmasique, et qui ne bouge plus. Je n’ai mais pas cette occupation. Quand je suis rentrée, cela m’a fait une impression un peu pénible et, pendant quelques jours, je me suis demandé si cela voulait dire la guerre. Puis j’ai appris par hasard, dans une conversation, que les communistes avaient pris l’éléphant comme symbole tandis que le Congrès avait choisi le bœuf... Dans ma vision je passais (comme toujours, n’est-ce pas), je passais au milieu d’eux, et rien ne bougeait. Et même, si j’avais besoin de place, certains essayaient de se déranger.

Mais je crois que quand il s’agit d’êtres humains, les visions prennent une forme spéciale: c’est une image spéciale. Pas ça, pas cette inondation. C’était très, très impersonnel. C’étaient des forces. L’impression que les écluses étaient ouvertes: quelque chose qui était gardé, retenu, empêché, et qui tout d’un coup...

Ça, le véhicule et l’avance, c’est la sâdhanâ: ça ne fait pas l’ombre d’un pli. J’ai compris que la rapidité de la sâdhanâ était plus grande que la rapidité des forces de destruction. Et cela s’est terminé par une victoire certaine, ça ne fait pas l’ombre d’un doute... Cette impression de pouvoir une fois qu’on est établi là (dans le «carré»), un pouvoir suffisant pour aider les autres.

C’étaient des forces universelles. Je ne peux pas dire que cela signifiait la guerre. Et puis la guerre (j’ai prévu tant de guerres, des guerres générales, des guerres locales, tant de guerres) et jamais pour moi, jusqu’à présent, ça ne s’est présenté comme cela. Ça s’est toujours présenté comme un incendie: des flammes, des flammes, la maison qui brûle. Pas comme une inondation.

Un cataclysme?

Ça, il y en a déjà eu. On annonce beaucoup, de différents côtés, qu’en 1962 il y aura... il y a même des gens qui prévoient la fin de la terre, mais c’est une imbécillité! Parce que la terre a été construite dans un certain but, et avant que les choses soient accomplies, elle ne disparaîtra pas.

Mais il y aura peut-être des... changements.

* * *

Peu après

En fait, la situation financière de l’Ashram n’a jamais été si mauvaise. On vit au jour le jour, à la minute la minute... Ça craquera un jour – tout ça, ça se tient (Mère fait allusion à la vision de l’inondation dont elle vient de parler).

Pour moi, je vois bien de l’autre côté; je vois une forme noire, bourbeuse – une force noire, noire. Et je vois la Force (divine) qui agit sur les gens et, par miracle, l’argent qui vient – et puis... c’est comme une cuirasse[1]: ça s’infiltre avec difficulté, un petit filet au jour le jour.

Pourvu que la sâdhanâ marche, c’est tout ce qu’il faut.

Enfin, comme ça, périodiquement, sous un aspect ou un autre, sous une forme ou une autre, je reçois une sorte d’assurance, de promesse que ça ira bien.

Quand on lit ce que Sri Aurobindo écrit dans La Synthèse, comment les choses doivent être et ce qu’elles sont maintenant, et qu’on voit les deux, c’est là qu’on a l’impression de tourner en rond.

De plus en plus, c’est le yoga général – toute la terre – et c’est comme ça et jour et nuit et quand je marche et quand je parle et quand je mange. C’est toujours comme ça. Comme si toute la terre était... comme si on prenait de la pâte et puis qu’on la lève.

Mais quand on lit son Yoya de la Perfection, et qu’on voit... simplement ce que l’on est... ouf! quelle levure il faut pour lever tout ça!

Mais ce n’est pas vrai, c’est lui qui fait, c’est toujours Lui.

Et quelquefois il y a des choses qui stagnent, qui ont l’air si absolument obscures et stupides. Et puis simplement, si on fait ça (geste d’offrande), simplement, vraiment – le faire, pas le penser – , c’est instantanément comme une douche de béatitude... Un tout petit point, une toute petite chose qui vous paraît obstinément stupide et obstinée, et si on peut (si on veut on peut) faire cela: «Tiens, tiens!» – Lui donner, simplement, comme ça, vraiment Lui donner: «C’est Toi, c’est à Toi, prends-le, fais-en ce que Tu veux.» Et instantanément, au lieu de cette espèce de crispation et de sensation pénible qu’on a «qu’est-ce qu’on peut bien faire de tout ça?»: une douche, ça vient comme une douche. Vraiment l’Ananda. Naturellement, si on est assez bête pour rappeler la difficulté, elle revient. Mais si on reste tranquille, si on garde sa tête bien tranquille, c’est parti, fini, guéri! Mais il y en a des milliers et des milliers et des milliers comme cela...

J’en suis à peu près à mon septième lakh[2] pour mon japa. Je le répète 1 400 fois par jour. Mais toi, tu dois en avoir beaucoup plus que moi[3]!

Je ne vois pas quel effet cela fait, dans tous les cas...

Non, mais... Je vois, le matin en marchant, la différence. Mais si, il y a une différence!

J’avais dit en commençant que j’en ferais un crore[4], et que si cela ne suffisait pas, j’en ferais dix crores. Et un crore, ça prend... vingt ans!

On verra.

Ça aussi, c’est amusant.

C’est amusant cette espèce d’impression d’une sorte de chose... everlasting (éternelle). Tranquille... On flotte dans l’éternité.

Il y a un moment où on ne se fait plus de peine, ni pour soi, ni pour le monde, ni pour rien. Quand on est arrivé là, on a toujours le sourire, on est toujours content. Et quand arrive quelque chose, ça ne fait rien, on regarde avec le sourire, toujours le sourire.

Voilà, mon petit.

@

[1]. Mère veut dire que ce sont les gens mêmes de l’Ashram qui font une cuirasse. Voir également les réflexions de X. dans la lettre sans date de mai 1959.

[2]. Un lakh = 100 000.

[3]. Le disciple faisait quelque cinq heures de japa par jour à cette époque, puis peu à peu sept heures – jusqu’à ce que ça craque.

[4]. Un crore = dix millions.

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