22 octobre 1960

(Pavitra montre à Mère une photo de la maison qu’elle a occupée à Paris, rue du Val de Grâce)

Tiens, la maison du Val de Grâce! Ça a l’air d’être habité, il y a des rideaux aux fenêtres. J’ai habité là – une petite maison, toute petite, avec une chambre en haut.

Ici, c’est la cuisine; ici le salon, ici un atelier. Et alors, derrière la cuisine, il y avait une petite pièce qui me servait de salle à manger et qui donnait sur une cour. Entre cette salle à manger et la cuisine, il y avait une salle de bains et une toute petite antichambre. La cuisine est ici; il y avait trois marches, on montait, il y avait une toute petite antichambre et un escalier qui conduisait à la chambre. Et à côté de la chambre, il y avait un cabinet de toilette grand comme un mouchoir de poche.

Ça fait partie d’une grande maison. Il y a deux immeubles de sept étages des deux côtés, et la rue est ici.

Ce n’était pas grand. L’atelier était assez grand – une belle pièce... C’est là que je recevais madame David Neel: nous nous voyions presque tous les soirs.

Il y avait une grande bibliothèque dans l’atelier, tout le fond c’était la bibliothèque: plus de deux mille livres qui avaient appartenu à mon frère. Il y avait des collections entières de classiques. Et j’avais là toute ma collection des Revue Cosmique, et ma collection de cartes postales (c’était dans le bas). C’étaient surtout des cartes postales d’Algérie, de Tlemcen – à peu près deux cents. Mais il y avait cinq ans de Revue Cosmique. Et écrit dans un français! c’est amusant comme tout.

C’était dicté en anglais par la femme de Théon quand elle était en transe. Et il y avait là une personne, anglaise aussi, qui prétendait savoir le français comme un Français. Elle disait: «Moi, je ne me sers jamais d’un dictionnaire, on n’a pas besoin d’un dictionnaire.» Et alors elle vous faisait de ces traductions! Toutes les fautes classiques des mots anglais qu’on ne doit pas traduire comme cela, elle les faisait. Puis on m’envoyait ça à Paris pour que je le corrige. C’était littéralement impossible.

Il y avait ce Thémanlys, le camarade de mon frère au collège, qui écrivait des livres et qui était un paresseux d’esprit qui ne voulait pas travailler! Et alors il m’avait passé ça; mais moi, c’était impossible, on ne pouvait rien en faire. Alors il y avait de ces mots! II inventait tous les mots pour les sens subtils, les sens intérieurs: pour chacun il avait trouvé un mot – un barbarisme effroyable! Mais je m’occupais de tout: j’avais trouvé l’imprimeur, je corrigeais les épreuves – tout le travail, pendant longtemps.

C’étaient des histoires, des récits: l’initiation donnée sous forme d’histoires... Il y avait beaucoup de choses là-dedans, beaucoup. Elle savait beaucoup de choses. Mais c’était présenté d’une telle façon que c’était illisible.

Il y avait aussi une ou deux choses que j’avais écrites: des expériences que j’avais notées, et c’est pour cela que j’aimerais retrouver ces revues, parce que c’était assez intéressant; j’avais eu des visions que j’avais racontées à madame Théon, et elle m’avait donné l’explication. Alors j’avais donné le récit de la vision et l’explication. Ça, c’était lisible et intéressant, parce que le symbolisme était là.

(Pavitra:) Qu’est-ce que c’était, cette chronique de Kl?

Ce n’est pas «Ki», mais Chi, parce que c’était le fondateur de la Chine! – C’était fantastique, ces choses! L’histoire était presque enfantine, n’est-ce pas, mais il y avait là-dedans un monde de connaissances. Madame Théon était une occultiste extraordinaire. Elle avait des facultés inouïes, cette femme, inouïes.

C’était une petite femme, grasse, presque molle – on avait l’impression que si on appuyait, ça fondrait! Je me souviens, une fois... J’étais là-bas à Tlemcen avec le père d’André, qui était venu nous rejoindre – un peintre, un artiste. Et alors Théon portait une robe violet foncé. Et Théon lui dit: «Cette robe est pourpre» (c’était le mot purple anglais). L’autre lui répond: «Non, en français ce n’est pas pourpre: c’est violet.» Théon s’est braqué: «Quand je dis pourpre, c’est pourpre!» Et ils allaient se disputer tous les deux à propos de cette imbécillité. Moi, tout d’un coup, un éclair est sorti de ma tête: «Non, mais c’est ridicule!» – Je n’ai pas dit un mot, n’est-ce pas, mais c’est sorti de ma tête (je l’ai vu, cet éclair). Madame Théon s’est levée, elle est venue, elle s’est mise derrière moi (nous n’avons pas prononcé un mot, ni elle ni moi. Les deux autres étaient à se regarder comme des coqs en colère). Et elle a mis ma tête sur sa poitrine – j’avais tout à fait l’impression que j’entrais dans un édredon!

Et alors, jamais, jamais de ma vie je n’avais senti une paix pareille – c’était absolument lumineux, et doux... une paix, n’est-ce pas, une paix si douce, si tendre, si lumineuse. Après, elle s’est penchée à mon oreille et elle m’a dit: «Il ne faut jamais discuter avec son maître!» Ce n’est pas moi qui discutais!

C’était une femme merveilleuse, merveilleuse. Mais lui... enfin.

C’est amusant, cette maison du Val de Grâce; je ne sais pas pourquoi il y a quelque temps, tout d’un coup elle est venue comme ça... (à Pavitra) Quand cette photo est-elle arrivée?

C’était hier.

Tout d’un coup, la maison est venue comme cela, dans l’atmosphère. Je me suis dit: tiens! il y a quelqu’un qui pense à cette maison.

* * *

Je me suis occupée de ton sommeil cette nuit. Je t’ai vu et je t’ai dit certaines choses; je t’ai même donné des explications: «Tu vois, il faut faire comme ceci et comme cela...» Je t’ai dit aussi:

«Un jour, nous méditerons ensemble.» Mais ce n’est pas exactement cela: tu m’avais parlé de cette difficulté dans ton mental physique qui tournait indéfiniment, et tu m’avais dit que ça venait pendant ton japa. Alors cette nuit, je t’ai dit: «Je voudrais qu’un jour, tu fasses ton japa avec moi, pendant quelques instants, pour que je puisse voir ce qui se passe en toi, dans ton mental physique.»

Mais je ne te parlais pas avec des paroles... Quand je vois, la nuit, toutes les choses ont une couleur et une vibration spéciales. C’est curieux, on dirait que c’est dessiné... Je me souviens, par exemple, quand je t’ai dit cela, il y avait une sorte de «patch», de tache blanche – blanc, absolument comme un papier blanc – , une tache qui était comme ça, bordée de rose, et puis il y avait cette fameuse lumière bleue dont je te parle toujours – bleu foncé – qui faisait comme un enveloppement. Et par-delà, c’était un grouillement: un grouillement de vibrations noires, gris foncé, comme ça, dans une agitation terrible. Je voyais et je t’ai dit: «Il faudrait une fois que tu répètes ton mantra devant moi et que je voie si je peux faire quelque chose pour ce grouillement.» Et alors, je ne sais pourquoi, tu as fait une objection, et cette objection c’était comme une langue de feu, rouge, qui est sortie du blanc et qui a fait comme ça (Mère dessine une arabesque). Alors je t’ai répondu: «Non, ne te tourmente pas, ça ne fait rien, je ne dérangerai rien!»[1] (Mère rit avec malice)

Tout cela se passe dans un domaine qui est constamment actif, partout, et qui est comme une transcription mentale permanente de tout ce qui se passe physiquement... Ce ne sont pas positivement des pensées; quand je vois ça, je n’ai pas l’impression de penser, mais c’est une transcription... c’est un effet des pensées sur une certaine atmosphère mentale qui enregistre les choses.

Et je vois ça tout le temps maintenant. Quelqu’un parle, je fais quelque chose: je vois les deux en même temps – je vois la chose physique, n’est-ce pas, la parole ou l’action, et puis cette transcription colorée, lumineuse, en même temps. Les deux choses sont superposées. Si quelqu’un parle, par exemple (c’est d’ailleurs pour cela que, la plupart du temps, je ne sais même pas ce qu’on me dit!), ça se traduit comme cela, par des sortes d’images, de jeux de formes et de lumières ou de couleurs (pas toujours lumineux!). Je me souviens que la première fois que c’est arrivé, je me suis dit: «Mais c’est cela qu’ils voient, ces gens qui font de la peinture ultra-moderne!» Seulement, comme ils sont très incohérents, ce qu’ils voient est très incohérent!

Mais c’est comme cela: ça se traduit par des taches, des formes mouvantes, et c’est comme cela que ça s’enregistre dans le souvenir de la terre. Et c’est pour cela que quand les choses viennent de ce domaine dans la conscience active des gens, elles se traduisent pour chacun dans sa langue, avec ses mots et les idées auxquelles il est habitué – parce que cela n’appartient à aucune langue et à aucune idée: c’est l’empreinte exacte de ce qui se passe.

Maintenant je vois cela constamment.

Et c’est là aussi que je vois le résultat de cette confusion et de cette excitation dans l’Ashram: ça saute et saute et saute. Ça saute sur place. Il y a des machines comme cela qui trépident sans arrêt – exaspérant!

Depuis quelque temps, pendant mon japa, il y a un moment précis où quelque chose me prend et j’ai toutes les peines du monde à ne pas entrer en transe. Je me tiens debout pourtant. Généralement je marche, mais il y a certaines choses que je dis debout en m’appuyant sur la fenêtre – ce n’est pas un endroit pour entrer en transe! Et chaque fois, ça me prend exactement au même endroit.

Et hier j’ai vu, tout d’un coup, une immense tête vivante, comme ça, de lumière bleue – cette lumière bleue qui est la force, la force puissante dans la Nature matérielle (c’est de cette lumière dont les tantriques se servent). Et cette tête était faite entièrement de cette lumière, avec une sorte de tiare – une grande, grande tête, comme ça (Mère montre une coudée), et les yeux pas clos: baissés, comme ça. C’était absolument l’immobilité de l’éternité – le repos, l’immobilité de l’éternité. Une tête magnifique qui ressemblait à certaines images que l’on fait des dieux ici, mais c’était mieux que ça: quelque chose entre certaines têtes du Bouddha et... (probablement ces têtes doivent venir aux artistes). Le reste se perdait dans une sorte de nuage.

Et j’ai senti que c’était de là que venait cette espèce... oui, d’immobilité: tout s’arrête, tout-tout s’arrête. Un silence, une immobilité... Vraiment on entre dans l’éternité – je lui ai dit que ce n’était pas le moment!

Mais j’ai essayé de comprendre ce qu’il voulait... Depuis quelque temps c’est devenu difficile ici, à l’Ashram: tout le monde est pris d’une sorte de frénésie, d’une agitation fatiguée. Ils veulent tous me voir, ils m’écrivent tous. Ça fait une atmosphère tellement... Je réagis de mon mieux, n’est-ce pas, mais je n’arrive pas à leur passer ça pour qu’ils se tiennent tranquilles (plus on est fatigué, plus on devrait se tenir tranquille. On ne doit pas s’agiter, c’est effroyable!) Et alors j’ai vu; c’était comme si cette tête venait me dire: voilà ce qu’il faut leur donner.

Si je leur passais cela, ils auraient tous l’impression qu’ils deviennent stupides! et qu’ils perdent leurs facultés, qu’ils n’ont plus d’énergie. Parce que, pour eux, l’énergie, ils ne la sentent que quand ils la dépensent. Ils sont incapables de sentir l’énergie dans l’immobilité: il faut que ça bouge, il faut la dépenser. Ou alors il faut leur donner ça avec des coups de poing!

Je regardais ce problème hier; ça m’a occupée un peu toute la journée. Et certainement c’était comme si cette tête venait me donner une solution. Pour moi, c’est très facile, n’est-ce pas, tout de suite... trois secondes – tout s’arrête, tout. Mais les autres sont récalcitrants! Et je suis sûre pourtant, je suis sûre, je leur dis: «Mais détendez-vous, pourquoi êtes-vous comme ça, comme une pelote, détendez-vous! c’est la seule façon de ne pas être fatigué.» Alors immédiatement ils ont l’impression qu’ils vont perdre leurs facultés et tomber dans l’inertie – n’est-ce pas, le contraire de la vie!

Et certainement, c’est cela qui a orienté ma nuit, parce que j’ai commencé ma nuit en regardant ce problème: comment faire accepter cela? Parce qu’il ne faut pas non plus tomber dans l’autre extrême et qu’ils glissent de cette agitation fatiguée dans le tamas[2]. Ça, c’est évident.

Mais le nombre de lettres que je reçois et de gens qui me disent: je n’ai plus envie de rien, je n’ai plus envie que d’une chose: dormir, ou me reposer, rester sans rien faire. Et ils se plaignent.

J’ai cette expérience, pour moi (pour moi, c’est-à-dire pour cet ensemble-ci – Mère désigne son corps), pour cette individualité-là: plus elle est tranquille et plus elle est calme, plus elle peut faire de travail et plus le travail est fait vite. Ce qui dérange le plus le travail et ce qui fait perdre du temps, ce sont toutes ces vibrations d’agitation qui tombent sur moi (n’est-ce pas, chacun qui vient me jette ça dessus). Et c’est cela qui rend le travail difficile: ça fait un tourbillon. Et dans le tourbillon on ne peut rien faire, rien, c’est impossible. On essaye de faire quelque chose de matériel: les doigts sont maladroits; on essaye de faire quelque chose d’intellectuel: les pensées sont emmêlées et on ne voit plus clairement. J’ai fait cette expérience: quand cette atmosphère agitée est là et que je veux regarder un mot dans le dictionnaire, par exemple, tout saute (j’ai la même lumière pourtant, et la même loupe), je ne vois plus rien, tout saute! et je passe les pages et le mot n’existe pas dans le dictionnaire! Alors je reste tranquille, je fais... (Mère fait le geste de faire descendre la Paix), ça prend une demi-minute, puis j’ouvre le dictionnaire: juste à l’endroit, le mot me saute aux yeux! Et je vois clair, distinctement. Par conséquent j’ai une preuve indiscutable que si on veut faire quelque chose convenablement, il faut d’abord être calme – mais pas être calme seulement soi-même: ou s’isoler ou être capable d’imposer un calme à ce tourbillon de forces qui vient sur vous de partout tout le temps.

Tous les professeurs sont en train de vouloir lâcher l’école – fatigués! C’est-à-dire qu’ils vont commencer l’année avec la moitié des professeurs partis. Et c’est absolument cela: ils vivent dans une tension constante, ils ne savent pas relax... se détendre. Ils ne peuvent pas agir sans agitation!

Je crois que ce que cette tête venait me dire, c’est justement le défaut de l’Ashram: tout s’y fait dans une agitation, tout, tout. Et alors, c’est tout le temps la comédie des erreurs: l’un parle, l’autre n’écoute pas et répond de travers, et rien ne se fait. L’un demande, l’autre répond autre chose – ouf! c’est une con-fu-sion effroyable.

(silence)

Si nous méditions un peu.

Mets-toi selon ton habitude et... tu oublies que je suis là!

(Après la méditation)

Je vais te dire ce que j’ai vu, c’est très intéressant. D’abord, partant de là (Mère désigne la poitrine), comme un épanouissement qui ressemblait à une queue de paon, de toutes les couleurs; mais c’était de la lumière, et très-très délicat, très fin, comme ça (geste). Puis c’est monté et ça a formé vraiment comme un paon lumineux, au-dessus, et ça s’est installé. Puis, de là (poitrine) est monté, tout droit, comme une épée de lumière blanche. C’est monté très haut, et ça a fait comme une étendue très vaste et comme un appel – c’est ce qui a duré le plus longtemps. Et puis en réponse, ça a été une véritable pluie, comme des... (beaucoup plus fin que des gouttes) de lumière dorée – blanche et dorée – avec des nuances: quelquefois plus blanc, quelquefois plus doré, quelquefois avec un peu de rose. Et tout ça descendait, descendait en toi. Et ici (Mère désigne la poitrine), ça se changeait en cette même lumière bleu foncé, avec un poudroiement de lumière verte, vert émeraude, dedans. Et alors à ce moment-là, quand c’est arrivé ici (à la hauteur de la poitrine), il y a eu un nombre de petites divinités comme de l’or vivant – de l’or sombre vivant – qui sont arrivées, comme ça, et puis qui t’ont regardé. Et au moment où elles ont regardé, alors juste au centre de toi, il y avait l’image de la Mère – pas telle qu’on la voit dans les images, mais telle qu’elle est dans la conscience indienne... mais très tranquille et pure et lumineuse. Et alors, ça s’est changé en un temple, et dans le temple, il y avait encore comme une image de Sri Aurobindo et une image de moi – mais des images vivantes, et un poudroiement de lumière. Puis c’est devenu un magnifique édifice et ça s’est installé, comme ça, avec une puissance extraordinaire. Et c’est resté immobile.

Ça, c’est l’image de ton japa.

Il est beau.

J’ai dû arrêter parce qu’il y a quelque chose comme le temps qui existe ici – c’est dommage! Mais c’est très bien.

Et ça ne doit pas être difficile de tenir ça tout le temps.

Je n’ai pas vu que tu t’occupais de ces choses du mental physique dont tu parlais. D’ailleurs, j’avais fait ça d’abord (geste de nettoyage de l’atmosphère) au commencement, pour que rien ne vienne déranger... Tu as senti quelque chose?

J’ai senti que tu étais là. J’ai senti ta Force.

Ah! tu as senti.

Oui, bien sûr, très fort! A un moment, très-très puissant!

(Mère rit beaucoup)... Mais il est joli, ton japa. Oh! c’est tout un monde qui s’organise, et vraiment harmonieux, puissant, beau.

C’est très bien. Si tu veux, de temps en temps, nous ferons ça pendant quelques minutes. Ça a été très... comment dire?... très plaisant pour moi. On se sent confortable, un peu sorti de toute cette bouillie! J’étais bien contente.

Si tu veux prévenir ces dérangements dans ton mental physique, quand tu t’asseois pour le japa... Tu connais ma force, n’est-ce pas? eh bien, tu la mets autour de toi comme ça, douze fois, depuis le haut jusqu’en bas.

@

[1]. Traditionnellement, on ne doit répéter son japa devant personne, sauf le gourou.

[2]. Tamas: inertie.

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