2 août 1961

Quand on descend dans le subconscient, il y a un moment où ce n’est plus un subconscient personnel, c’est tout le monde qui est là! Alors comment (je ne parle pas de toi, mais de gens comme nous, par exemple) comment peut-on faire pour changer cela? Parce que c’est un tonneau des Danaïdes! A chaque instant ça rentre, ça rentre... des vibrations du monde entier. Comment peut-on changer ça?

Non, il faut prendre le problème de l’autre façon.

L’évolution commence par l’Inconscient, l’Inconscient complet, et, de cet Inconscient, petit à petit émerge un Subconscient, c’est-à-dire une demi-conscience ou un quart de conscience... Il y a deux choses différentes. Prenons la vie de la terre (parce que dans l’univers le procédé est un petit peu différent), mais la vie de la terre commence par un Inconscient total et, de là, ce qui était involué dedans, petit à petit, petit à petit, travaille et change cet Inconscient en une semi-conscience ou en sub-conscience. Et en même temps, il y a un travail individuel qui éveille l’inconscient individuel à une semi-conscience individuelle, et naturellement c’est là-dessus que l’individu a le contrôle – mais en fait ce n’est pas individualisé parce que l’individualisation commence avec la conscience. Par exemple, si nous prenons le subconscient des plantes ou le subconscient des animaux, ce n’est pas individualisé; ce que l’on pourrait appeler le comportement d’un animal ne provient pas d’une individualisation mais du génie de l’espèce. Par conséquent, le subconscient individuel est déjà quelque chose qui a évolué du Subconscient général. Mais quand on descend pour faire un travail de transformation – par exemple, pour amener la Lumière dans les différentes couches de vie – , eh bien, on descend dans un Subconscient cosmique, terrestre. Un Subconscient terrestre. Ce n’est pas un subconscient individuel. Et le travail se fait dans l’ensemble: il ne se fait pas par une individualisation, il se fait par le mouvement contraire, par une sorte d’universalisation.

Non, ce que je veux dire, c’est qu’automatiquement, quand on progresse, on s’universalise...

Oui, forcément.

Alors on nous dit qu’il faut changer ce Subconscient, y amener de la Lumière. Mais comme c’est quelque chose d’universel, ça n’a pas de fin! Parce que à chaque instant ce sont des vibrations nouvelles qui viennent...

Mais non!

...qui viennent du dehors, d’ici, de là – c’est sans fin. Comment peut-on changer ça?

Non, ce n’est pas sans fin parce que ça a les limites de l’atmosphère terrestre.

Oui, c’est déjà pas mal!

Oui, mais alors ce n’est pas sans fin.

Mais alors comment peut-on agir là-dessus? Toutes ces vibrations qui rentrent, qui rentrent, toutes ces choses du monde, de toute la (erre.

Ce n’est pas difficile: de la minute où tu l’universalises, tu agis sur le tout.

Mais même Bouddha disait que si vous avez une vibration de désir, cette vibration fait le tour de l’atmosphère terrestre – c’est le contraire qui est impossible! c’est de se séparer qui est impossible. On se sépare en idée mais on ne peut pas se séparer en fait. C’est-à-dire que si tu essayes de supprimer le Subconscient en toi, il faut que ton mouvement soit général; il ne peut pas être personnel, tu n’y arriverais jamais.

Oui, bien sûr, mais ce sont des vibrations qui se recréent sans cesse.

Non, elles ne se recréent pas.

Mais à chaque instant, il y a des gens qui ont de mauvais mouvements, alors?

Alors ça reste dans l’atmosphère. Ça tourne en rond dans l’atmosphère de la terre. Mais l’atmosphère de la terre par rapport à l’univers, c’est une chose très petite. Eh bien, là-dedans, ça tourne en rond. Et au contraire, à cause du mouvement d’évolution, ça progresse: c’est-à-dire que l’Inconscient de maintenant n’est pas aussi inconscient que l’Inconscient du commencement, et le Subconscient de maintenant n’est pas aussi sub-conscient et aussi généralisé qu’au commencement. C’est cela qui représente l’évolution terrestre.

Mais tu disais que ça tourne dans l’atmosphère terrestre, cela veut dire justement que les vibrations se recréent sans cesse?

Mais ça ne se recrée pas: ça tourne, ce n’est pas la même chose!

Recréer, cela voudrait dire que, des autres sphères, ou du Suprême, un nouveau contingent d’Inconscient et de Subconscient viendrait – eh bien, non. Nous prenons cela comme un «accident»: c’est arrivé, c’est arrivé. Cela ne fait pas partie d’une création infinie et éternelle.

Mais alors, nos vibrations de conscience ont un effet pour changer ces vibrations générales?

Ah! oui.

En fait, nous sommes les premiers instruments possibles pour commencer à faire progresser le monde. Par exemple (c’est une façon de dire), il est probable que la transformation de l’Inconscient en Subconscient est beaucoup plus rapide et beaucoup plus complète qu’avant l’arrivée de l’homme sur la terre: l’homme est un des premiers éléments de transformation. Évidemment, les animaux sont plus conscients que les plantes, c’est évident, mais enfin le progrès voulu (et par conséquent beaucoup plus rapide) appartient à l’humanité. De même, what one expects, ce que l’on espère (plus qu’espère! ) quand la nouvelle race supramentale sera sur la terre, le travail ira beaucoup plus vite; et alors forcément l’homme en profitera. Et comme les choses se feront dans l’ordre au lieu de se faire dans le désordre mental, il est probable aussi que les animaux en profiteront et que tout en profitera; c’est-à-dire que la terre tout entière, prise comme une entité, progressera de plus en plus vite. Et l’Inconscient (oh! tout me vient en anglais, c’est ça, la difficulté!) is meant to go: il est entendu que l’Inconscient disparaîtra, et forcément le Subconscient disparaîtra.

Grossièrement, cela veut dire que la Matière physique deviendra consciente?

Oui, d’une certaine façon. Elle deviendra réceptive. Le mode de vie ne changera pas nécessairement, mais la forme de vie changera. La Matière sera «responsive». Cela se dit en français, «responsif»?

Réceptif?...

Non, réceptif est une chose, responsif en est une autre – c’est-à-dire répondre. La Matière répondra à la volonté consciente. C’est bien pour cela qu’il y a un espoir, autrement comment pourrait-il y avoir une transformation? – Les choses resteraient toujours comme elles sont! Dans quel genre de terre pourrait vivre la race supramentale s’il n’y avait pas réponse de la Matière, si la Matière ne commençait pas à vibrer et à répondre à la volonté? Ce serait toujours les mêmes difficultés. Et ce n’est pas limité; même si, par exemple, on conçoit un pouvoir sur le corps qui rende la vie corporelle différente, il faut que cette vie corporelle nouvelle puisse exister dans un entourage – elle ne peut pas rester suspendue en l’air! Il faut que l’entourage réponde.

Et il est tout évident que l’Inconscient et le Subconscient et le semi-conscient, tout cela, est accidentel; par conséquent, cela ne fait pas partie définitivement de la création, c’est appelé à disparaître, à se transformer.

Mais moi-même, il y a des années, quand, avec Sri Aurobindo, nous avons passé de plan en plan (ou de mode de vie en mode de vie) et que nous sommes arrivés au Subconscient, on s’est aperçu que ce n’était plus individuel: c’était terrestre. Le reste, le mental, le vital, le corporel (naturellement) est individualisé; et puis, de là, quand on descend en dessous, c’est fini. Il y a bien quelque chose entre la vie consciente du corps et cette vie subconsciente terrestre, il y a comme des éléments qui sortent[1] et qui sont le résultat de l’action de la conscience individuelle sur la substance subconsciente: cela fait une sorte de semi-conscience, et ça reste. Par exemple, quand on dit aux gens: «Vous avez repoussé votre difficulté dans le subconscient, et elle remontera de là», ce n’est pas le Subconscient général: c’est quelque chose du Subconscient qui s’est individualisé sous l’action de la conscience individuelle, et ça reste là, en dessous, et puis ça revient. C’est pour ainsi dire interminable, même la partie personnelle.

Je continue toutes les nuits à voir des choses, tu sais, de plus en plus ahurissantes, qui sortent du Subconscient, comme cela, pour se faire transformer. Et alors c’est une sorte de mélange (ce n’est pas clairement individualisé), une sorte de mélange de tout ce qui était proche (plus ou moins proche) dans la vie. Et là, par exemple, il y a des gens qui sont mélangés. N’est-ce pas, on revit les choses, un peu comme les gens qui ont des rêves (ce ne sont pas des «rêves», n’est-ce pas), mais on revit tout cela dans un certain cadre, dans un certain ensemble de circonstances symboliques, ou expressives en tout cas. Et alors là, encore il y a deux jours, j’ai eu affaire à quelqu’un (j’avais quelque chose à faire avec quelqu’un, parce que je travaille activement là-dedans), et voyant cette personne, je me disais: «Mais est-ce que c’est celle-ci ou est-ce que c’est celle-là?» Et quand j’ai commencé à regarder avec une conscience plus objective (la conscience d’un témoin, quand j’étais moins dans l’action), je me suis aperçue que c’était tout simplement un mélange des deux personnes et que, dans le Subconscient, tout cela c’est mélangé!... Déjà au Japon, il y avait quatre personnes que je ne pouvais jamais distinguer dans mes activités de la nuit; toutes les quatre étaient toujours mélangées (et Dieu sait qu’ils ne se connaissaient même pas! ) mélangés parce que leurs réactions subconscientes étaient identiques.

Au fond, c’est cela la légitimation de l’ego. Parce que si nous n’avions pas eu un ego, formé un ego, on aurait vécu tout mélangé (Riant), tantôt l’un, tantôt l’autre! Oh! quand on voit cela, c’était si drôle l’autre jour, c’était si amusant! Sur le moment, c’était un peu ahurissant, et puis, quand j’ai eu bien regardé, c’était tout à fait amusant: deux petites personnes! Et physiquement, elles ne se ressemblent pas, mais elles sont d’un type similaire, c’est-à-dire petites et puis... bref, il y a une similitude. C’est comme mes quatre hommes du Japon: il y avait un Anglais, un Français, un Japonais et encore un autre, chacun d’un pays différent; eh bien, la nuit, tous les mêmes! Et tous les mêmes comme si on voyait l’un à travers l’autre, comme ça, mélangé – très amusant.

Mais on ne s’individualise que lentement et difficilement. Et c’est pour cela qu’on a un ego, autrement on ne serait jamais individualisé, on serait... (riant) toujours une sorte de place publique!

Au fond, cette individualisation, et par conséquent cette nécessité de l’ego, c’est pour que le retour à la Conscience divine soit un retour conscient et voulu, avec la pleine participation consciente.

A propos d’individualisation, il y a une question que je me suis posée: quand on parle de «l’être central», par exemple, cet être central est quelque chose qui n’est pas dans la vie physique, il est au-dessus, n’est-ce pas...

C’est dedans et au-dessus et partout! (Mère rit) Non, à moins que tu n’apprennes à penser avec la quatrième dimension tout le temps, tu ne comprendras jamais rien.

Mais Sri Aurobindo dit que cet être central est «unborn» [non né]. Je voudrais savoir si cet être central est quelque chose d’individuel, si chacun a un être central?

Il n’est pas séparé de l’autre.

Il n’est pas séparé de l’autre? Comment? Il n’est pas séparé du Divin, il est un avec le Divin. Mais est-ce qu’on a chacun un être central individuel, particulier, ou est-ce que c’est l’être central de tout le monde?

Il devient personnel dans notre conscience. C’est un phénomène de conscience. Il n’est pas séparé – jamais séparé.

Non, il n’est pas séparé. Mais est-ce qu’il a une individualité.

Il n’est jamais séparé, ni du Centre (si l’on peut appeler cela «centre»! ) ni de l’ensemble. Et dès qu’on est en rapport avec lui, le problème ne se pose plus: c’est de toute évidence, ça ne peut pas être autrement.

Parce que quand on perd l’ego et que l’on trouve cet être central, Sri Aurobindo dit qu’il reste une individualité, ce n’est pas une dissolution. On a une personnalité.

Oui, il reste une personnalité.

Cette personnalité, c’est donc celle de l’être central, c’est la Personnalité vraie.

Oui.

C’est donc quelque chose qui est quand même individuel, ce n’est pas un moi impersonnel.

Individuel dans l’action, dans la manifestation.

Et alors c’est là le problème: Sri Aurobindo dit que c’est permanent, tandis que toutes les anciennes traditions disent que ça disparaît avec la disparition du corps.

C’est un moi individuel permanent?

Autrement il ne pourrait pas y avoir de vie matérielle permanente, parce que c’est le caractère même de la matérialisation. Et si ça, c’était appelé à disparaître, alors le phénomène de dissolution physique deviendrait un phénomène permanent, c’est-à-dire qu’il n’y aurait jamais d’immortalité matérielle; parce que, après avoir épuisé une certaine... (au fond, une certaine somme d’illusions ou de désordres ou de mensonges), on retournerait à la Vérité. Tandis que, selon Sri Aurobindo, ce n’est pas comme cela: c’est la Vérité (cette individualisation, cette personnalisation individuelle est un phénomène divin réel, véritable), c’est seulement la déformation de la conscience qui est un mensonge. C’est-à-dire que quand on retrouve la conscience vraie de l’Unité (l’Unité à la fois dans le manifesté, dans le non-manifesté, et supérieure au manifesté et au non-manifesté – «supérieure», c’est-à-dire contenant en soi également le manifesté et le non-manifesté), eh bien, cette Vérité-là inclut la personnalisation matérielle, autrement ça[2] ne pourrait pas exister.

Mais chacun a une personnalité différente?

Oui... peut-être pas chacun dans le désordre actuel (!) mais en principe.

Chaque être conscient?

Oui, en principe – chaque âme vraie.

Vraie, c’est-à-dire formée?

Oui, «formée», si tu commences par en bas. Mais si tu le prends par en haut... (Mère rit)

Chacun représente quelque chose du Divin?

On peut dire comme cela, mais c’est encore séparatif. Mais qu’est-ce que c’est que cette personnalité!? C’est un mode d’être.

C’est ce qui fait que chacun est différent de l’autre.

C’est un mode d’être, oui, d’une certaine manière, dans son essence – dans son essence parce que si c’était dans la manifestation, tout cela est appelé à disparaître. Oui, ce sont des modes d’être. Comme à la première manifestation quand il y a eu ces quatre modes d’être qui ont été les premiers créés[3].

Mais là, il y aurait d’innombrables modes d’être, chacun représentant un aspect?

Oui, la multitude, autrement il ne peut pas y avoir de Jeu.

Justement, je viens de traduire un passage où Sri Aurobindo parle de «la jouissance et la possession de l’Un avec la multitude, de la multitude avec l’Un, et de la multitude avec la multitude[4].» Par conséquent, s’il y a un jeu comme cela, il faut que ce soit innombrable: une diversité innombrable.

Alors comment se fait-il que tous ceux qui ont eu des réalisations dans le passé, qui ont trouvé le Moi véritable, aient tous dit que c’était la dissolution de l’individu, qu’il ne restait pas de personnalité?

Pas tous! Ce sont ceux qui sont allés dans la Non-existence. Mais il est évident, par le contenu des Védas, par exemple, que ces «ancêtres» dont ils se souvenaient étaient des gens qui avaient réalisé l’immortalité sur la terre (ils existent peut-être encore, nous n’en savons rien!) Et ils avaient la même conception que Sri Aurobindo.

L’autre tradition, celle dont Théon disait qu’elle était à l’origine de la Kabbale (il disait qu’elle était à l’origine des deux: de la Kabbale et des Védas), cette tradition avait la même conception que celle de Sri Aurobindo, c’est-à-dire la conception de la vie divine, d’un monde divin; que le sommet de l’évolution serait la divinisation de tout ce qui est objectivé, avec, à partir de ce moment-là, une progression sans recul (parce que maintenant, on avance et puis on recule, on avance et puis on recule encore), mais alors, ce mouvement de recul ne sera plus nécessaire: ce sera une ascension continue. Ils avaient cette conception-là. Parce que Sri Aurobindo n’avait rien écrit encore au moment où j’ai rencontré Théon, et Théon m’a parlé très clairement de cette conception-là (Théon avait écrit toutes sortes de choses mais pas philosophiques: c’était tout des histoires, et alors des histoires fantastiques! mais il y avait, derrière, une connaissance qui était celle-là – la même). Et quand on lui demandait d’où il la tenait, il disait que c’était antérieur à la Kabbale et antérieur aux Védas – il connaissait bien le Rig-Véda.

Mais Théon n’avait pas du tout idée de la voie de la bhakti [dévotion, amour], pas du tout. L’idée de surrender au Divin [soumission, abdication] lui était absolument étrangère. Mais il avait l’idée de la Présence divine ici (Mère désigne le centre du cœur), du Divin immanent et de l’union avec Ça. Et il disait que c’était par l’union avec Ça et en laissant Ça transformer l’être, qu’on arriverait à cette création divine et à la transformation de la terre.

C’était, lui qui, le premier, m’a donné cette idée que la terre était symbolique, représentative – symbolique de l’action universelle concentrée pour permettre aux forces divines de s’incarner et de travailler concrètement. Tout cela, c’était de lui que je le tenais.

A propos, quelque part, tu dis que les dieux aussi doivent s’incarner pour devenir complètement conscients.

Oui, parce que...

Comment est-ce possible? Les dieux ne sont pas complètement conscients!

Non: ils n’ont pas d’être psychique, alors tout ce côté-là de la vie n’existe pas pour eux.

Toutes les traditions que l’on trouve ici, dans l’Inde (et dans d’autres pays aussi, dans d’autres religions aussi), où ces dieux sont des êtres impossibles la plupart du temps (I) eh bien, c’est parce que les dieux n’ont pas d’être psychique. L’être psychique est une chose qui appartient à la vie terrestre en propre; il a été (comment dire?)... une grâce, pour réparer, défaire ce qui avait été fait.

Oui, mais les dieux sont conscients du Divin?

Écoute, mon petit, ils sont conscients de leur divinité! surtout de ça.

Ils sont branchés, oui, mais ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le surrender. J’en ai l’expérience.

J’ai eu une expérience très intéressante – était-ce l’année dernière ou l’année d’avant, je ne sais pas, mais c’était après être remontée[5]... Tu sais qu’au moment des poudjâs, ces déesses viennent tout le temps (elles n’entrent pas dans le corps en se liant, mais elles viennent pour se manifester), et cette fois-là (je crois bien que c’était le poudjâ de l’année dernière, pas plus tôt que cela), il y avait Dourga (Dourga vient toujours quelques jours d’avance et elle reste dans l’atmosphère: elle est là, comme ça – geste, comme si elle se promenait avec Mère), et alors cette fois-là, pendant mes méditations là-haut, j’avais un rapport avec elle, et il y avait le nouveau Pouvoir qui est en moi, dans ce corps maintenant – dans ce corps – et... (comment peut-on dire cela?) je la faisais participer à cette conception du surrender. Et elle a eu une expérience, mon petit! Elle a eu une expérience extraordinaire: de la joie de se brancher. Et elle a déclaré: «A partir de ce moment, je suis une bhakta[6] du Seigneur.»

C’était beau.

N’est-ce pas, c’est une Puissance formidable: c’est une Puissance universelle, éternelle, formidable. Eh bien, cette expérience, elle ne l’avait jamais eue: elle avait l’expérience de son pouvoir. Elle recevait les Ordres et obéissait aux Ordres, mais comme ça, automatiquement. Et tout d’un coup, elle a senti l’extase d’être un instrument conscient.

C’était vraiment... c’était vraiment beau.

Je le savais parce que je me souviens du temps où je donnais mes méditations quand Sri Aurobindo était là. Je descendais l’escalier pour donner une méditation aux gens qui étaient dans le hall (tu sais, il y a une plinthe à un certain endroit, là, au dessus des colonnes): tous les dieux étaient assis là – Shiva, Krishna, Lakshmi, la Trimourti, tous-tous-tous, des petits, des grands, qui venaient et puis qui s’asseyaient là. C’était très joli à voir. Et régulièrement ils venaient tous les jours et ils étaient là, et ils assistaient à la méditation. Mais ce n’était pas l’adoration du Suprême, n’est-ce pas, ils n’avaient aucun besoin de cette conception: ils avaient le plein sentiment de leur divinité éternelle, chacun avec son mode d’être. Et ils sentaient bien, puisque chacun savait qu’il pouvait représenter tous les autres (l’adoration populaire était comme cela[7], ils le savaient), ils se sentaient une sorte de communauté, mais ils n’avaient aucune de ces qualités que donne la vie psychique: pas l’amour profond, la sympathie profonde, le sens de l’union. Ce n’était pas cela: ils avaient le sens de leur divinité. Ils avaient aussi des mouvements très particuliers mais pas cette espèce d’adoration du Suprême et de sentiment qu’ils étaient des instruments – ils représentaient le Suprême. Chacun représentait le Suprême, par conséquent pleinement satisfait de sa représentation.

Il n’y avait que Krishna parce que... En 1926 (c’était en 26, je crois), j’avais commencé une sorte de création de l’Overmind [le Surmental], c’est-à-dire que j’avais fait descendre l’Overmind dans la Matière, sur la terre, et puis je commençais à préparer tout cela (il y avait des commencements de miracles et toutes sortes de choses). Et alors, ces dieux, je leur demandais de s’incarner, de s’identifier à un corps (il y en avait qui refusaient absolument), mais j’ai vu de mes yeux Krishna, qui était toujours en rapport avec Sri Aurobindo, consentir à venir dans son corps. C’était un 24 novembre. Ça a été le début de «Mother» [«Mère[8]»].

Oui, justement, je voulais te demander ce qu’est cette réalisation de 1926?

C’est cela: c’est Krishna qui a consenti à descendre dans le corps de Sri Aurobindo – fixé là, tu comprends (il y a une grande différence entre s’incarner, se fixer, et puis agir comme une influence qui vient et va, qui bouge). Les dieux sont toujours à bouger; nous-mêmes, dans notre être intérieur, nous allons, nous venons, nous agissons dans cent ou mille endroits en même temps, c’est évident. Il y a une différence entre accepter d’être lié d’une façon permanente au corps, ou simplement de venir comme cela – entre une influence permanente et une présence permanente. Ces choses-là, il faut en avoir l’expérience.

Mais cette réalisation a marqué un tournant dans la sâdhanâ de Sri Aurobindo, en quel sens?

Non, c’était un phénomène important pour la création; pour lui, cela lui était assez indifférent. Seulement je le lui ai dit.

Et alors, c’est à partir de ce moment-là qu’il a décidé de ne plus avoir affaire aux gens, de se retirer. Il a appelé tous les gens, il a eu une dernière réunion (parce qu’il sortait tous les jours, il voyait tous ceux qui venaient le voir, ils causaient ensemble – c’est cela, l’origine de ces fameux «Talks with Sri Aurobindo[9]» – Mère va dire quelque chose de sévère, puis Elle se ravise – enfin...) Il voyait, il recevait les gens, ils étaient là – moi, je ne voyais personne, je vivais dans les chambres intérieures; lui, sortait dans la véranda, il voyait tout le monde, recevait les gens, parlait, discutait, etc., et c’était seulement quand il rentrait que je le voyais.

Mais alors, après un certain temps, j’ai eu, moi aussi, des méditations avec les gens (j’avais commencé cette sorte de «création surmentale», à faire descendre chaque dieu dans un être: il y avait une courbe ascendante extraordinaire!) J’étais donc en relation avec tous ces êtres et j’ai demandé à Krishna (parce que je le voyais toujours là autour de Sri Aurobindo), je lui ai dit: «Ça, c’est très gentil, mais maintenant, moi, je veux une création sur la terre: tu t’incarnes.» Il a dit oui. Et je l’ai vu, je l’ai vu de mes yeux, comme ça (naturellement des yeux intérieurs), qui se liait à Sri Aurobindo.

Alors je suis entrée dans la chambre de Sri Aurobindo et je lui ai dit: «Voilà ce que j’ai vu.» Il m’a répondu: Yes, I know! (Mère rit) «Oui, je sais», et il a dit: «C’est bien, je prends la décision de me retirer et c’est vous qui prenez la charge des gens (il y en avait à peu près une trentaine). C’est vous qui prenez la charge.» Et alors il a appelé tout le monde, il a eu une dernière réunion, il s’est assis (il m’a fait asseoir à côté de lui), et il a dit aux gens: «Je vous ai appelés pour vous dire qu’à partir d’aujourd’hui, je me retire pour ma sâdhanâ et c’est Mère qui prendra la charge de tout le monde: c’est à elle que vous devrez vous adresser, c’est elle qui me représentera, c’est elle qui fera tout le travail» (il ne me l’avait pas dit!) Mère rit beaucoup.

Et c’étaient tous des gens très intimes, n’est-ce pas, qui avaient toujours été très intimes avec Sri Aurobindo, et ils ont demandé: «Mais pourquoi-pourquoi-pourquoi?» Il a répondu: «On vous expliquera.» Moi, je n’avais aucune intention d’expliquer rien du tout et je me suis retirée avec lui, mais c’est Datta qui a expliqué (une Anglaise qui était partie d’Europe avec moi et qui est restée ici jusqu’à sa mort – elle avait des sortes d’inspiration). Alors, quand je me suis retirée avec Sri Aurobindo, elle a commencé à parler; elle a dit qu’elle sentait Sri Aurobindo parler en elle, elle a tout expliqué: que c’était Krishna qui s’était incarné et qu’à partir de ce moment-là, Sri Aurobindo allait faire une sâdhanâ intensive pour la descente du Supramental; que c’était comme une adhésion de Krishna à la descente du Supramental sur la terre, et que, comme Sri Aurobindo serait occupé et qu’il ne pouvait pas s’occuper des gens, il m’avait donné la charge, et que c’était moi qui ferais tout le travail. Voilà.

C’était en 1926.

C’était seulement... (comment dire?) une participation de Krishna. Mais pour Sri Aurobindo personnellement, cela ne faisait aucune différence: c’était une formation du passé qui acceptait de participer à la création présente, c’est tout, pas autre chose. C’était une descente du Suprême, d’il y a... quelque temps, qui consentait à participer à la nouvelle manifestation.

Tandis que Shiva a refusé. Shiva a dit: «Non. Quand tu auras fini ton travail, je viendrai – pas dans un monde tel qu’il est maintenant. Mais je veux bien aider.» C’est là, c’est ce jour-là qu’il se tenait dans la chambre, et puis il était si grand (riant) que sa tête touchait le plafond (!) avec sa lumière particulière qui est un jeu d’or et de rouge – formidable, un être formidable! Et alors, moi, je m’étais levée et puis... (c’était comme quand il manifestait sa conscience suprême), je me suis tenue debout et... (probablement je devais être devenue très grande aussi parce que j’avais ma tête sur son épaule, juste, juste au-dessous de sa tête à lui – ça veut dire que je devais être assez grande aussi), et c’est à ce moment-là qu’il m’a dit: «Non, je ne me lierai pas à un corps, mais tout ce que tu veux de moi, je te le donne» (et tu sais: pas avec des mots). Alors la seule chose que je lui ai dite: «Je ne veux plus d’ego physique.»

Et mon petit (riant), c’est arrivé! Mais alors c’était si extraordinaire!... Au bout d’un moment, je suis allée trouver Sri Aurobindo, et puis je lui ai dit: «Voilà ce qui est arrivé. J’ai une drôle de sensation (riant), que ce n’est plus aggloméré, les cellules ne sont plus agglomérées! Ça va s’éparpiller!» Alors il m’a regardé, il a souri, il a dit: «Pas encore.» Not yet. cet effet-là a disparu.

Mais l’autre m’avait bien donné ce que je voulais!

Not yet, a dit Sri Aurobindo.

Non, ce n’était pas prêt, c’était trop tôt, beaucoup trop tôt.

(silence)

J’ai eu cela il y a deux ans[10]. Mais maintenant il y a autre chose, les choses sont différentes maintenant. Voilà. Alors je ne t’ai pas répondu.

Si-si, tu as répondu à des tas de questions[11]!

@

[1]. C’est-à-dire qui sont écartés ou éliminés du subconscient individuel.

[2]. Il nous semble que «ça» désigne l’immortalité physique.

[3]. Conscience ou Lumière, Vie, Amour ou Béatitude, Vérité, qui sont devenus les quatre premiers asouras ou démons.

[4]. Voir Aperçus et Pensées: «Quel lut donc le commencement de toute l’affaire? Une existence qui se multiplia pour la seule joie d’être et qui se plongea en d’innombrables milliards de formes afin de pouvoir se retrouver elle-même innombrablement. ... Et quelle sera la fin de toute l’affaire? Si le miel pouvait se goûter lui-même et goûter toutes ses gouttes à la fois, et si toutes les gouttes pouvaient se goûter l’une l’autre, et chacune goûter le rayon tout entier comme elle-même, telle serait la fin pour Dieu, l’âme de l’homme et l’univers.»

[5]. Après 1958.

[6]. Bhakta: adoratrice.

[7]. Chaque adorateur d’un culte particulier sait parfaitement que son dieu est simplement une manière de représentation de quelque chose qui est unique.

[8]. A partir de 1926, Sri Aurobindo a officiellement présenté Mère aux disciples comme «La Mère». Avant, Sri Aurobindo disait souvent «Mirra».

[9]. «Entretiens du soir», par A.B. Purani.

[10]. De nouveau, la dissolution de l’ego physique.

[11]. Il existe un enregistrement de cette conversation.

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