18 avril 1961

Le subconscient est en grande ebullition... Nous verrons. Et toi?

Je suis tombé sur un passage de Sri Aurobindo, hier ou avant hier. C’est un problème assez important du point de vue occulte et j’aimerais bien avoir plus de clarté sur cette question: «The man who slays is only an occasion, the instrument by which the thing done behind the veil becomes the thing done on this side of it[1] (Ideal of the Karmayogin)

Cela veut dire exactement ceci (je remonte à la phrase précédente): celui que Dieu a déjà tué, qui peut le protéger? – Il est déjà tué par Dieu. C’est-à-dire que quand Dieu a décidé que quelqu’un sera tué, rien ne peut l’empêcher d’être tué et le protéger. Et Sri Aurobindo ajoute: l’homme qui tue (parce que ce n’est pas Dieu qui tue directement: il se sert d’un homme pour tuer), l’homme qui tue n’est que l’occasion; c’est Dieu qui a tué, et l’homme n’est que l’occasion dont Dieu se sert pour tuer – il est l’instrument par lequel la chose décidée par Dieu derrière le voile est faite ici, matériellement.

Ce sont des textes politiques du temps de la révolution. C’est à propos des attentats quand les gens jetaient des bombes sur les Anglais. Et il dit: celui que Dieu a protégé, personne ne pourra jamais le toucher, vous pouvez essayer tant que vous voulez, vous ne le tuerez pas. Mais celui que Dieu a tué déjà, qui peut l’empêcher d’être tué? – Il est déjà tué par Dieu. Et l’homme est simplement l’instrument dont Dieu se sert pour que ce qui est fait là-bas (c’est déjà fait là-bas), soit fait ici. C’est très simple.

Oui, je comprends bien, mais est-ce que, d’une façon générale, tout est en quelque sorte déjà joué de l’autre côté et ça se joue après ici? Un problème occulte, puis le problème de liberté.

Mon expérience est que les deux choses sont pour ainsi dire simultanées. Nous, nous introduisons la notion de temps, mais la notion de temps n’existe pas, là, de l’autre côté.

Par exemple, si l’on me demandait combien de temps il faut pour qu’une chose décidée là soit réalisée ici, je répondrais que c’est absolument indéterminé. Mon expérience est comme cela (je donne toujours cet exemple parce qu’il était tellement clair): j’ai vu que l’Inde était libre trente-cinq ans avant qu’elle devienne libre (c’était fait, c’était déjà fait). Et il m’est arrivé de voir des choses qui, pour nous, sont presque instantanées: quelque chose est décidé là, et ça se fait presque instantanément ici. Et entre ces deux extrêmes, il y a toutes les possibilités. Parce que la notion de temps n’est pas la même, du tout; alors on ne peut pas apprécier. C’est très commode de dire: eh bien, ce que vous voyez, ça arrivera dans un an, ou dans huit jours, ou dans une heure: c’est impossible, impossible; cela dépend des cas et cela dépend de certains facteurs qui font partie de l’ensemble de la chose.

Dans un chapitre de La Synthèse, Sri Aurobindo dit qu’il y a un état de conscience où tout est de toute éternité – tout-tout ce qui se manifestera ici...

Dans les détails?

Il y a un certain état de conscience (je ne me souviens plus comment il l’appelle, je crois que c’est dans le «Yoga de la Perfection de Soi») où on est parfaitement identifié avec le Suprême (pas dans son état statique mais dans son état dynamique, c’est-à-dire dans le devenir), et dans cet état, tout est là déjà de toute éternité. Et pourtant, ici, cela vous fait l’effet d’un devenir – mais c’est là. Et Sri Aurobindo dit que si on est capable de garder cet état[2], on sait tout: tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, d’une façon simultanée, absolument simultanée.

Mais il faut avoir la tête solide! En lisant certains de ces chapitres de la «Perfection de Soi», j’ai pensé qu’il vaudrait mieux que cela ne tombe pas entre les mains de tout le monde.

Mais alors, dans ce cas-là, toute l’impression d’incertitude disparaît totalement (il l’explique bien aussi, d’ailleurs).

N’est-ce pas, nous pensons que c’est PARCE QUE nous faisons telle chose que telle autre arrive (et cela, combien de fois! on l’écrit tout le temps, on le dit tout le temps: faites ceci et cela arrivera), mais le fait que l’un parle et que l’autre fasse est aussi absolument décrété.

Il est probable que si nous arrivions à comprendre cela, la tête se dérangerait.

Cela ne pourrait absolument rien changer à ce qui est. J’ai eu cette expérience-là, très claire: l’absoluité de tout ce qui est matériellement; et tout ce que nous croyons faire ou comptons faire ou voulons faire n’y change absolument rien. Mais alors j’étais très tendue pour comprendre quelle peut être la différence entre l’état vrai et l’état mensonger puisque, matériellement, tout est exactement comme cela doit être (nous croyons que les choses sont comme ceci et comme cela à cause de certaines réactions, mais nos réactions mêmes sont aussi absolues, décrétées que la chose elle-même). Et pourtant...

J’ai eu cette expérience, elle a duré même pendant quelques jours, je me souviens: je voyais toutes les circonstances matérielles comme un absolu – un absolu que nous percevons comme un déroulement, mais qui est un absolu éternellement existant. J’ai eu cette expérience-là. Et j’ai eu en même temps la perception très claire de ce qu’était la fausseté, le mensonge (ce que Sri Aurobindo a appelle crookedness[3] en traduisant du sanscrit) au point de vue psychologique, mental. N’est-ce pas, nous attribuons le cours des circonstances à ces réactions psychologiques (et de fait, elles sont utilisées pour le moment, parce que tout collabore consciemment ou inconsciemment à ce que les choses soient comme elles doivent être), mais les choses pourraient être ce qu’elles doivent être sans l’intervention de ce mensonge. Ça, j’ai vécu pendant plusieurs jours dans cette conscience-là; et alors on voyait que c’était cela qui séparait le mensonge de la vérité. Dans cet état de conscience-connaissance, on était capable de faire la distinction entre le mensonge et la vérité. Et les circonstances matérielles, vues dans la vérité, changeaient de caractère.

Je n’ai plus l’expérience maintenant, ce n’est qu’un souvenir, alors je ne peux pas dire la chose exactement. Mais ce qui était très clair, et qui vient très souvent – très souvent – , c’est la perception d’une surimpression de mensonge sur un fait réel (nous en revenons à ce que je t’avais dit l’autre jour[4], que tout est très simple dans sa vérité et que c’est la conscience humaine qui fait toutes les complications). Mais ça, c’est encore plus total.

C’est très intéressant au point de vue de la mort. J’ai vu cela si clairement au moment où quelqu’un (je ne me souviens plus qui) avait quitté son corps. Alors ce mot de «mort» et toutes ces réactions humaines, cela paraissait tellement fou! tellement insensé, ignorant, stupide – mensonger, sans réalité. Il y avait simplement quelque chose qui bougeait, comme ça (Mère dessine une courbe, comme pour montrer un déplacement de conscience, d’un mode d’être à un autre mode d’être), et c’était nous, dans notre conscience mensongère, qui en faisions un drame – tout simplement quelque chose qui évoluait (même geste).

Tiens, je vais te dire une chose qui est arrivée tout dernièrement: E avait envoyé un télégramme pour dire qu’elle avait une perforation de l’intestin (mais ce devait être autre chose parce qu’on ne l’a pas opérée instantanément, et quand on n’est pas opéré instantanément, on meurt), on l’a opérée au bout de plusieurs jours; enfin c’était très grave et elle était sur le seuil de la mort, c’est un fait certain. Et elle m’a écrit, la veille du jour où elle devait être opérée, une lettre (ce qui est intéressant, c’est qu’elle ne se souvient même pas de ce qu’elle a écrit), une lettre magnifique! dans laquelle elle disait qu’elle était consciente de la Présence divine et du Plan divin: «Demain on m’opère, dit-elle, je suis absolument consciente que cette opération est déjà faite, est un fait accompli par la Volonté divine; une opération qui, autrement, pourrait être a fatal ordeal [une épreuve fatale].» Et elle dit que, dans une paix parfaite, elle avait conscience que l’opération était faite par la Volonté suprême. C’était une lettre magnifique. Et tout s’est passé presque miraculeusement; elle s’est rétablie d’une façon miraculeuse, au point que le chirurgien lui-même l’a félicitée: I must congratulate you; ce à quoi elle a répondu: «C’est bien étonnant! c’est vous qui avez fait l’opération!» Alors il lui a dit: «Nous, nous faisons l’opération, mais c’est votre corps qui a guéri, qui a voulu guérir, et c’est pour cette volonté de votre corps que je vous félicite.» Naturellement, elle m’a écrit qu’elle savait qui était là et qui avait fait que tout était bien. Eh bien, ce sentiment que la chose est déjà accomplie est un commencement de cette conscience dont parle Sri Aurobindo dans le Yoga de la Perfection de Soi, où on est à la fois là et ici. Parce que Sri Aurobindo dit: «Être entièrement là, il y a des gens qui l’ont fait», mais ce que, lui, appelait «la réalisation», c’est être à la fois là et ici.

Évidemment on peut se demander (si tout est déjà fait là-haut, sur un plan occulte) quel est le sens de cette chose, ici? si tout est déjà accompli, si on ne fait que simplement répéter.

Non-non!

On est comme des marionnettes!

Mais non! c’est justement cela, notre mensonge! Ce que nous voyons, ce n’est pas la chose: c’est une réflexion, une image déformée dans notre conscience. Mais la chose existe en dehors de cette réflexion, et telle qu’elle existe, elle n’a pas le caractère que nous lui attribuons. Si on arrive à saisir cela, alors on comprend qu’on peut en sortir. Autrement on ne pourrait pas en sortir!

Il y a un déroulement universel, qui est le déroulement vrai, qui est le Seigneur suprême qui se regarde Lui-même (c’est la meilleure façon dont on puisse dire), qui se déroule. Mais, pour une raison quelconque, il y a eu une déformation dans la conscience qui fait que nous voyons ce déroulement comme une chose séparée qui est une expression plus ou moins adéquate de la Volonté divine. Mais ce n’est pas cela! c’est le déroulement lui-même du Divin en Lui-même – en Lui-même, de Lui-même, pour Lui-même. Et c’est simplement notre mensonge qui en fait une chose séparée... Le fait même de l’objectivation (de ce que nous appelons «l’objectivation») est déjà un mensonge[5].

J’ai eu cette conscience-là par éclairs. La difficulté, c’est que pour l’exprimer, nous employons tous nos moyens mentaux qui sont eux-mêmes mensongers – on est, n’est-ce pas, cornered [coincé]. Parce que, quand on suit cela complètement... Tout le reste, tout ce qu’on dit: «Mais si c’est comme cela, et si ceci, si cela...», tout cela fait partie de notre imbécillité générale. Et quand on va jusqu’au bout, on est tout d’un coup comme ça: ah! (Mère reste suspendue au milieu de sa phrase), il n’y a plus rien à faire, plus à bouger.

Seulement, comme je te l’ai dit, si on se place au point de vue pratique, cette expérience peut être dangereuse. N’est-ce pas, quand j’ai eu cela, il y avait une partie de moi qui avait l’expérience, et une partie qui n’était pas encore prête pour l’expérience; eh bien, j’étais suffisamment éveillée pour me dire: «La partie qui a l’expérience est suffisamment prédominante dans l’être pour que tout reste tranquille, mais si la préparation n’était pas suffisante, ça pourrait produire un déséquilibre.» Et si par malheur quelqu’un avait la possibilité d’attraper quelque chose de ça sans être suffisamment fort, eh bien, il perdrait la tête.

Ceci m’a expliqué très bien que certaines choses peuvent illuminer les uns (je l’ai vu clairement) et rendre les autres tout à fait fous, leur enlever complètement l’équilibre. Tu me répondras: c’est parce qu’ils devaient devenir fous! – C’est évident.

Mais même si on met la chose à l’absolu, les relations restent exactement les mêmes[6]. N’est-ce pas, le premier mouvement, c’est de dire: à quoi ça sert de faire quoi que ce soit? – Pardon! le fait même que vous vouliez faire quelque chose fait partie du déterminisme général. C’est parce que nous réservons toujours quelque chose, que nous ne l’admettons pas dans la totalité, autrement... Il n’y a pas moyen d’en sortir, c’est comme cela.

Et Sri Aurobindo explique cela d’une façon si complète, si totale et si serrée, qu’on s’aperçoit qu’il n’y a pas le moindre petit angle par lequel on puisse échapper. Alors cette espèce d’incapacité, ou prétendue incapacité, de sortir de sa division, que l’on est encore incapable de sortir de sa division, cela devient faux.

Il faut avoir la tête solide. Il faut toujours pouvoir se référer à ÇA (geste là-haut), et le silence (Mère touche son front): paix-paix-paix, arrêter tout, arrêter tout. Pas essayer, surtout pas essayer de comprendre! oh! il n’y a rien de plus dangereux que d’essayer de comprendre – nous essayons de comprendre avec un instrument qui n’est pas fait pour comprendre, qui est incapable de comprendre.

En tout cas, pour la question que tu m’a posée, c’est très simple, nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’à ces extrêmes!

Non, je ne me posais pas le problème sur un plan métaphysique, mais sur un plan occulte... comme si la pièce se jouait occulte-ment et que nous l’exécutions matériellement.

Pour nous, ça paraît comme cela.

Ça paraît comme cela... c’est-à-dire que c’est Lui-même qui joue en Lui-même?

C’est encore une autre façon de dire!

(silence)

Une fois, j’avais essayé d’expliquer cela (c’était du temps où je parlais au Terrain de Jeu), un jour où j’étais en présence de ce même problème: qu’est-ce que c’est réellement? Et il est très clair qu’il est impossible, il est impossible avec le mental de comprendre. Mais j’avais eu une vision comme cela, d’une sorte d’Éternité infinie dans laquelle la Conscience se promène[7]; et le chemin de cette Conscience, c’est ce que nous appelons «la manifestation». Et cette vision expliquait la liberté absolue – elle expliquait que les deux choses puissent être ensemble d’une façon absolue: la liberté absolue et le déterminisme absolu. L’image de ma vision, c’était un Infini éternel dans lequel la Conscience se promène – on ne peut même pas dire «librement», parce que «librement» impliquerait que cela puisse être autrement.

Tous ceux qui ont cette expérience disent que le premier mouvement de la manifestation, ou de la création (création, manifestation, objectivation: tous les mots sont imparfaits), le premier mouvement, c’est CHIT, c’est-à-dire Conscience qui devient Pouvoir. Par conséquent c’est la Conscience qui se promène dans SAT, dans l’Être – statique, éternel, infini, et forcément sans espacé et sans temps. Et c’est ce mouvement de la Conscience qui produit le temps et l’espace dans cet Infini et cette Éternité[8]. Et là, on comprend – on comprend que ça puisse être à la fois absolument libre et absolument déterminé.

J’avais eu cette vision. Pour quelqu’un d’autre, elle ne vaut rien du tout; mais pour moi, elle m’avait donné une sorte de satisfaction, une sorte de paix (pour le moment)[9].

(long silence)

Je continue ce Véda. Je vois bien comme c’est beau et comme ça a dû être efficace pour ces gens, quelle puissance de réalisation ces hymnes devaient avoir! mais pour moi...

Pourtant, il y avait un temps où j’étais en rapport avec tous ces dieux et toutes ces choses, et cela avait une réalité pour moi tout à fait concrète; et maintenant... je lis et je comprends, mais je ne peux pas vivre. Et je ne sais pas pourquoi. Ça n’a pas encore déclenché l’expérience. N’est-ce pas, pour moi, l’expérience – l’Expérience constante, totale, permanente – , c’est... il n’y a que le Suprême. Seule l’existence du Suprême, seul le Suprême existe. Alors ils me parlent d’Agni, de Varouna, d’Indra... Je n’arrive pas. (Mais par exemple, ce que ce Véda fait très bien, c’est qu’il vous donne la perception de votre infirmité, de votre incapacité, de l’état lamentable dans lequel nous sommes maintenant: ça, il y réussit très bien! ) Et alors hier, il y avait cette ardeur de la Flamme – tout brûler pour tout offrir. C’était tout à fait concret, c’était une intensité de vibrations: je voyais les vibrations. Tous les mouvements d’obscurité, d’ignorance étaient précipités là-dedans. Et il y avait un temps, je me souviens, où j’avais traduit avec Sri Aurobindo ces hymnes à Agni, et où Agni avait une réalité pour moi – eh bien, hier, ce n’était pas cela, ce n’était pas le dieu Agni: c’était un ÉTAT. C’était un état du Suprême. Et comme cela, c’était proche, c’était clair, c’était intense, c’était vibrant, c’était vivant.

(silence)

C’est seulement dans la nuit (tout à fait vers la fin de la nuit, après deux heures du matin) que tout ce subconscient remonte-remonte, pour être revécu. Et avec une perception si nouvelle, si inattendue, oh!... C’est incroyable! C’est incroyable, ça change toutes les valeurs et toutes les relations et toutes les réactions (Mère dessine de grands mouvements de forces qui se déplacent): tout ça, c’est un échiquier... absolument inattendu!

Et je vois qu’il y a une action très steady, insistante et régulière, pour supprimer les valeurs morales. Oh! j’ai été toute ma vie affligée de ces valeurs morales! Toute chose, immédiatement, se situe dans une échelle de valeurs morales (pas de la moralité ordinaire, il s’en faut! mais le sens de ce qui est à encourager ou de ce qui est à décourager, de ce qui m’aide vers le progrès et de ce qui empêche le progrès): instantanément toute chose était vue avec cette volonté de progrès – tout, toutes les circonstances, toutes les réactions, tous les mouvements, tout-tout-tout se traduisait par cela. Et maintenant, l’action de ce subconscient qui se lève, ça vous barbote là-dedans! comme si c’était une leçon pour vous dire: voilà vos notions de progrès! toutes basées sur des illusions – un mensonge général. Les choses n’étaient pas du tout comme elles paraissaient, elles n’avaient pas l’effet qu’elles semblaient, ni le résultat que l’on percevait – tout-tout-tout, oh! Seigneur!

(silence)

Il est évident que pour pouvoir être en contact et pour manifester ce que les gens du Véda appelaient «la Vérité», eh bien, j’ai encore beaucoup-beaucoup-beaucoup de choses à changer... beaucoup.

Et pourtant, c’est un fait, je suis dans cet état où rien n’existe plus, que le Divin, le Suprême – le Suprême dans toutes les vibrations, tout ce que je fais, tout ce que je sens. Mais cela encore doit se mitiger dans ma conscience, d’une certaine façon, puisque... puisque ce n’est pas encore LA Vérité[10].

(long silence)

Ça fait quelque chose là-dedans (Mère touche sa tête), ça façonne, ça travaille... Tous les jours, deux fois par jour, dans ma longue évocation-invocation-aspiration (ou prière comme l’on veut), je dis au Seigneur suprême: «Prends possession de ce cerveau» (je ne veux pas dire «la pensée»: je veux dire ça, Mère touche sa tête,.cette espèce de petite substance qui est là-dedans). «Prends possession de ça!»

Une fois, la nuit, j’ai été me promener là-dedans, dans cette tête; il y avait des cellules qui avaient encore toutes fraîches des impressions qui s’étaient inscrites dans la journée, et ces impressions n’avaient pas eu le temps d’être agglomérées dans le tout pour une raison quelconque; alors elles paraissaient comme des petits images très claires (des toutes petites choses absolument dénuées de tout mouvement de pensée, de tout mouvement psychologique: simplement comme une petite image photographique). Il y avait comme cela trois ou quatre choses, et c’était tellement choquant dans cette Présence que quand j’ai vu cela, je me suis... tout d’un coup je me suis dit: «Est-ce que je suis en train de devenir folle!» tellement c’était choquant. Et il a fallu que j’amène une paix, une paix – pas que je fasse cesser le mouvement de prise de possession, mais que, en même temps, je l’accompagne d’une paix formidable pour que je ne dise pas: «Tu es en train de déménager», tellement c’était choquant.

Une toute-toute petite image, tout à fait comme un petit cliché photographique, clair! Tout le reste était dans sa vibration de transformation, splendide!

Mon petit, tu sais, il faut avoir les pieds par terre, être bien solide, bien équilibré, et puis ne pas s’emballer!

Mais tu semblés dire que les idées qui commandent notre progrès, ou qui soutiennent notre progrès, sont des idées morales plus ou moins fausses; alors qu’est-ce qui doit soutenir notre progrès? Qu’est-ce qui doit nous faire dire: ceci est bon ou n’est pas bon, ceci est utile ou n’est pas utile au progrès?

Ce n’est pas nécessaire, c’est justement ça!

Maintenant je sais, ce n’est pas du tout nécessaire, pas du tout. Il faut simplement que l’aspiration soit tout le temps comme ça (geste comme une flamme qui monte). Aspiration, c’est-à-dire on sait ce que l’on veut: on veut. Mais on ne peut pas lui donner une forme définie; parce que Sri Aurobindo a employé certains mots, nous, nous disons d’autres mots, d’autres disent encore d’autres mots; et tout cela, ça ne veut rien dire, ce sont simplement des mots. Mais il y a quelque chose qui est par-delà tous les mots, c’est... Pour moi, ce qui est le plus simple (le plus simple à exprimer), c’est ça: «La Volonté du Suprême.»

Et note que c’est seulement «la Volonté du Suprême» pour la terre; parce que c’est une chose assez particulière: en ce moment, je suis dans une conscience universelle et la terre me paraît une toute petite chose comme ça (Mère dessine une bille dans l’espace) qui est en train de se transformer. Mais ça, c’est une autre affaire, c’est au point de vue du Travail.

Mais pour ceux qui sont ici, on peut dire: «Ce que le Seigneur suprême prépare pour la terre.» Il a envoyé Sri Aurobindo pour le préparer; Sri Aurobindo a appelé cela «la réalisation supramentale»; nous pouvons employer les mêmes mots pour la facilité de la communication. Eh bien, c’est ce mouvement comme ça (geste comme une flamme qui monte), vers Ça, qui doit être constant – constant – , total. Tout le reste, ce n’est pas notre affaire. Et le moins nous nous en mêlons mentalement, le mieux c’est. Mais ça, cette Flamme, c’est indispensable. Et puis, quand ça s’éteint, la rallumer; quand ça s’effrite, la rassembler – comme ça, tout le temps, tout le temps, tout le temps, TOUT LE TEMPS, quand on dort, quand on marche, quand on lit, quand on bouge, quand on parle, quand on... tout-le-temps.

Tout le reste, ça n’a pas d’importance: on peut faire n’importe quoi (cela dépend des gens et des pensées qu’ils ont). Justement, tu peux demander aux gens comme X, ils te diront qu’on peut faire n’importe quoi, cela n’a absolument aucune importance, seulement il ne faut pas que vous sentiez que c’est vous, c’est tout; il faut que ce soit quelque chose que la Nature fait (mais je n’approuve pas beaucoup ce système).

La chose importante, c’est ça, cette flamme.

(silence)

Il y a justement, dans ces scènes du subconscient qui se sont présentées la nuit, des choses que j’avais crues néfastes dans ma vie – tout d’un coup j’ai vu, oh! avec quelle puissance et quelle intensité la vibration de cette aspiration montait là, même là. Oh! j’ai dit: comme on se trompe!

Et cette aspiration ne dépend ni de l’état de santé ni de... C’est absolument indépendant de toutes les circonstances – j’ai senti, dans les cellules de mon corps, cette aspiration au moment où les choses étaient le plus désorganisées, où, au point de vue médical ordinaire, la maladie était sérieuse. Et ce sont les cellules elles-mêmes qui aspirent. Il faut que ce soit partout, n’est-ce pas.

Quand on est dans cet état-là, alors on n’a pas besoin de se tracasser: tout le reste n’a pas d’importance[11] (Mère rit de bon cœur).

@

[1]. «Celui qui tue est seulement une occasion, c’est l’instrument par lequel ce qui est fait derrière le voile devient ce qui est fait de ce côté-ci.»

[2]. Le disciple avait supposé que cet état de conscience n’était accessible que dans une sorte de transe ou de samâdhi, et que, quand Mère disait qu’il fallait être «capable de garder cet état», elle entendait qu’il fallait être capable de le ramener ici, dans la conscience de veille. Mère a rectifié: «C’est un état où il n’y a pas de «là» ou d’«ici». J’ai eu cette expérience dans la conscience de veille, éveillée, et les deux perceptions étaient simultanées (la vraie et la fausse).»

[3]. Littéralement: ce qui est tordu. Les Rishis distinguaient la conscience «droite» (au sens optique presque: qui laisse passer droit le rayon) et la conscience tordue.

[4]. Agenda du 31 décembre 60.

[5]. Le disciple ayant remarqué que cette phrase pouvait être entendue dans un sens «illusionniste» (c’est-à-dire que l’objectivation du monde matériel serait un mensonge), Mère a répondu: «Non, ce n’est pas l’objectivation qui est un mensonge, c’est notre conception de l’objectivation: c’est autre chose que ça. N’est-ce pas, quand nous disons: «Il s’objective», eh bien, nous pensons quelque chose qui n’est pas la vérité – qui n’est plus la vérité.»

[6]. Plus tard, Mère a élucidé cette phrase en disant ceci: «Nous réservons toujours une partie qui regarde et observe; mais si on est capable d’inclure toute chose, sans exception, toutes les relations restent les mêmes – j’ai eu cette expérience.

Restent les mêmes?

Les mêmes que celles que nous avons, mais sans le mensonge.

L’illustration de cela, c’est cette histoire bien connue de l’homme qui refusait de se déplacer devant l’éléphant sous prétexte qu’il était le Brahman et que le Brahman lui disait de rester. Et le cornac de répondre: mais le Brahman me dit de vous en aller et de laisser passer l’éléphant Brahman. Eh bien, réduit à une simplification enfantine, c’est la même chose. C’est parce que l’on regarde comme ceci, mais on ne regarde pas comme cela en même temps, et surtout on ne regarde pas tout en même temps. De la minute où on pourrait être intégral dans sa perception, toutes les relations seraient les mêmes; seulement, au lieu d’être dans un état d’ignorance, on les aurait dans la connaissance.

«Seraient les mêmes», c’est-à-dire qu’elles seraient les mêmes qu’elles sont actuellement, physiquement, mais avec une autre façon de voir?

C’est cela.

Je ne sais pas si jamais on arrivera à s’exprimer avec ces mots-là!... Il faudrait un autre langage!»

[7]. Voir Entretien du 5 février 1958 (le «grand voyage du Suprême»).

[8]. Une fois de plus, l’expérience de Mère recoupe la science moderne qui commence à découvrir que l’espace et le temps ne sont pas des quantités fixes et indépendantes comme les Grecs nous avaient habitués à le penser, jusqu’à Newton, mais un système à 4 dimensions (3 coordonnées d’espace + une de temps) dépendant des phénomènes physiques qui s’y développent. Tel est l’«espace de Riemann» dont se sert Einstein dans sa Théorie de la Relativité Généralisée. Ainsi, une trajectoire (c’est-à-dire une distance en principe fixe, un espace à parcourir) dépend du temps mis à parcourir cette trajectoire: il n’y a pas de ligne droite entre deux points, ou la ligne «droite» dépend de la vitesse à laquelle on se déplace. Il n’y a pas de quantité «fixe» d’espace, mais des vitesses qui déterminent leur propre espace (ou leur propre mesure de l’espace). L’espace-temps n’est donc plus une quantité fixe mais, dit la Science, le produit... de quoi? – D’une certaine vitesse de déroulement? Mais qu’est-ce qui se déroule? La fusée, un train, des muscles?... ou un certain cerveau qui a mis au point des instruments de plus en plus perfectionnés adaptés à son propre mode d’être, comme le poisson-volant qui peut voler de plus en plus loin (vite) mais qui finalement retombe dans son propre bocal marin? Mais que serait cet espace-temps pour un autre mode de bocal, ou un autre mode de conscience: une conscience supramentale, par exemple, qui peut se trouver instantanément à n’importe quel point de l’«espace» – il n’y a plus d’espace! et plus de temps. Il n’y a plus de «trajectoire»: la trajectoire est au-dedans d’elle-même. Le bocal est brisé, et tous les petits bocaux successifs de l’évolution. Ainsi, comme le dit Mère, l’espace et le temps sont un «produit du mouvement de la conscience». Un espace-temps variable qui change non seulement selon nos moyens mécaniques mais selon la conscience qui utilise les moyens mécaniques, et qui finalement n’utilise plus qu’elle-même: la conscience, au bout de la courbe évolutive, est devenue son propre moyen et la seule mécanique de l’univers.

[9]. L’enregistrement de cette première partie n’existe plus malheureusement.

[10]. L’enregistrement du passage qui suit n’existe plus.

[11]. Il existe un enregistrement de cette dernière partie.

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