23 décembre 1961

(A propos du manuscrit sur Sri Aurobindo, Mère conseille de ne pas se hâter de répondre à l’éditeur parce qu’elle voit une possibilité qui pourrait changer la situation:)

Il y a quelque chose de plus profond. Et dans ce quelque chose de plus profond, il y avait: tranquille-tranquille-tranquille; on va attendre. Avec l’impression (mais c’est vague, lointain et pas très sûr) comme d’une très bonne possibilité qu’on essaye de faire entrer dans l’atmosphère (tu sais, ce n’est jamais sur le plan purement physique que je vois: c’est toujours sur le plan du physique subtil, qui est le plan des possibilités – c’est plus réel pour moi; le tout à fait physique m’échappe généralement, mais le physique subtil je vois bien), et je voyais comme quelque chose... je ne sais pas, mais c’était quelque chose de supérieur, comme d’en haut, quelque chose qui essayait de faire entrer dans le champ des possibilités quelqu’un, un cerveau, qui tout à coup serait touché par le livre, et alors ça ferait un renversement. Je ne sais pas qui, je ne sais pas quoi, je ne sais pas comment – tiens, tu sais la rose que je t’ai donnée[1], elle a un petit bord rose; eh bien, c’était comme un petit bord rose qui arrivait et se promenait dans l’atmosphère de cette affaire. C’est possible – tout est possible!

D’après la lettre [de l’éditeur], il a été beaucoup plus touché qu’il ne croit. La mentalité extérieure a répondu de cette façon, mais il y a quelque chose dedans qui a vibré – je l’ai senti tout de suite quand tu m’as lu sa lettre. Et il s’en défend avec violence! N’est-ce pas, ça le dérangerait beaucoup (!) alors naturellement il se défend avec violence, mais ça pourrait peut-être lui donner l’idée de faire lire le livre à d’autres gens – ça peut toucher quelqu’un. Je ne sais pas, c’est une explication que je te donne de ce que j’ai vu – j’ai vu ce que je t’ai dit, avec la sensation: attendre, pas bouger. Et c’était même accompagné de: «On te préviendra quand il faudra agir.» Alors laisse passer le jour de l’an, on verra après.

Voilà.

Et toi?

Moi?... Ça n’avance pas beaucoup[2].

Le dedans marche très bien, tu t’en apercevras dans quelque temps! Mais ça prend du temps. Ça prend du temps et ça prend quelquefois des apparences bizarres.

Toute cette période bizarre que je viens de traverser, eh bien, je vois que c’était une avance formidable... et je n’en savais rien – je ne suis pas encore au bout, mais j’ai compris ce que c’est. Et c’est quelque chose de capital.

Oui, j’ai senti que tu passais une période curieuse.

L’aboutissement, je le sais maintenant et c’était ça que je ne voyais pas. Mais ça prendra du temps. Pour le moment, ça a l’air... N’est-ce pas, ce n’était pas agréable; c’était une condition où tout vous paraît inutile, impossible... Mais c’est très bien! (Mère rit) C’est très bien.

Mais il ne faut pas parler de ces choses pendant qu’elles sont en train.

Alors... il faudra tout de même que nous ayons un «Bulletin»[3]!

(Le disciple lit à Mère un ancien «Entretien», du 4 janvier 1956,
pour le prochain Bulletin:)

«... Et il y a un moment où l’on serait incapable de dire: «Ça, c’est divin, et ça, ce ne l’est pas...»

Oh! c’est épatant ça. Il y a des moments où c’est vraiment formidable[4]... Allez, continue, ça prendrait du temps (!)

«...Parce qu’il y a un moment où l’on perçoit tout l’univers d’une façon si totale et si comprehensive, qu’à vrai dire il est impossible d’en retirer quelque chose sans tout déranger. Et encore un ou deux pas de plus, et on sait d’une façon certaine que ce qui nous choque comme une contradiction du Divin, ce sont tout simplement des choses qui ne sont pas à leur place. Il faut que chaque chose soit exactement à sa place et, en plus, qu’elle soit assez souple, assez plastique pour admettre dans une organisation harmonieuse progressive tous les éléments nouveaux qui s’ajoutent constamment à l’univers manifesté. L’univers est en perpétuel mouvement de réorganisation intérieure, et en même temps il s’agrandit si l’on peut dire, ou se complique de plus en plus: il devient de plus en plus complet, de plus en plus intégral – et ça, indéfiniment. Et à mesure que les éléments nouveaux se manifestent, toute la réorganisation doit être refaite sur une base nouvelle, ce qui fait qu’il n’est pas une seconde où tout ne soit dans un mouvement perpétuel. Mais si le mouvement est selon l’ordre divin, il est harmonieux, si parfaitement harmonieux qu’il n’est presque pas perceptible... Maintenant, si l’on redescend de cette conscience vers une conscience plus extérieure, naturellement on commence à sentir d’une façon très précise les choses qui vous aident à atteindre à la vraie conscience et celles qui barrent le chemin ou qui tirent en arrière, ou même qui luttent contre l’avance. Et alors le point de vue change et on est obligé de dire: ceci est divin, ou ceci aide vers le Divin; et cela est contre le Divin, c’est l’ennemi du Divin. Mais c’est un point de vue pragmatique, pour l’action, pour le mouvement dans la vie matérielle – parce que l’on n’a pas encore atteint à la conscience qui dépasse tout cela;parce qu’on n’est pas arrivé à cette perfection intérieure qui fait que l’on n’a plus à lutter parce qu’on a dépassé la zone de la lutte, ou le temps de la lutte, ou l’utilité de la lutte. Mais avant d’arriver à cet état-là, dans sa conscience et dans son action, il y a nécessairement lutte, et s’il y a lutte, il y a choix, et pour le choix il faut le discernement.»

(Mère reste silencieuse)

* * *

(Puis le disciple lit la question suivante
du même «Entretien» de 1956:)

«Toutes choses sont attirées par le Divin. Les forces hostiles aussi sont-elles attirées par le Divin?»

Tu sais, à ce propos, je peux dire une chose... Il y a un type de femme que j’ai rencontré pour ainsi dire périodiquement dans ma vie: ce sont des êtres qui sont sous l’influence, ou qui sont l’incarnation, ou en tout cas qui répondent à des forces que Théon appelait «passives» – pas exactement des forces féminines mais le côté Prakriti[5] de l’univers: le côté Prakriti noir (il y a un côté actif noir, c’est-à-dire les forces asouriques, et un côté passif noir). Et ce sont des êtres terribles! – terribles, qui ont fait des ravages terribles dans la vie. C’est l’une des plus grosses difficultés de la création. Et elles sont attirées par moi! mon petit, elles m’adorent – elles me détestent, elles voudraient me détruire, et individuellement elles ne peuvent pas se passer de moi, elles viennent à moi comme... comme la luciole à la lumière. Et elles me haïssent! elles voudraient m’écraser. Et c’est comme cela.

J’ai rencontré cinq femmes comme cela: les deux dernières étaient ici (ce sont les plus terribles). C’est un phénomène de haine et de fureur mélangé à tout ce qu’il y a de plus puissant comme attraction dans l’amour – pas de douceur (naturellement pas de douceur, pas de tendresse, rien de tout cela), mais le besoin, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus puissant comme attraction d’amour, mélangé à de la haine. Et elles collent, tu sais! et puis c’est gai!

Ces jours derniers, j’ai eu une séance comme cela. Et c’est un travail que je suis (de même, j’ai été tout le temps avec cette force adverse dont je t’ai parlé une fois[6], qui toujours s’incarne pour me harasser; eh bien, il y a ça aussi, et ça passe d’un être à l’autre, agréablement!) Et justement, il y a quelques jours (pas très longtemps, une semaine, un mois), j’avais donné rendez-vous à cette personne et j’avais décidé de ne rien dire – parce qu’il n’y avait rien à faire (les choses les plus belles deviennent de la pourriture, il n’y a rien à faire). Alors je suis restée silencieuse, rentrée au-dedans: plein contact avec la Présence Suprême et annulation de la personnalité extérieure (c’est d’ailleurs cette expérience – qui a duré presque une heure – qui m’a donné la clef de tout ce qui se passait ces temps derniers). Il n’y avait plus que le Suprême ici. Et alors, c’était ce Suprême LA, dans ce corps-là, mon petit, dans cet agglomérat-là et dans cette influence absolument anti-divine en apparence – c’était Sa Présence!

C’était une expérience vraiment formidable, quoique cet objet-là (la personne en question) soit petit (il est tout petit, il n’est pas d’une grande ampleur, il n’a pas une grande puissance: c’est une incarnation tout à fait mineure; mais tout de même avec des capacités pas tout à fait humaines mais tellement voilées par une toute petite personnalité humaine qu’il n’y a guère que moi qui puisse le voir).

Et alors, dans l’expérience, il n’y avait plus de différence entre le physique et l’intérieur (c’est d’ailleurs comme cela de plus en plus), mais à ce moment-là, c’était même physiquement, extérieurement, une sorte d’amour plein d’adoration, et sans même étonnement, n’est-ce pas, si spontané! Et là-dedans, il y avait un Pouvoir si formidable! si formidable au point de vue de la terre tout entière, que... Ça a duré une heure. Au bout d’une heure, l’expérience a commencé lentement à s’estomper (pour des raisons purement pratiques, parce qu’il fallait que ça s’estompe). Et ça m’a laissée si confiante d’un changement – pas total parce que pas définitif – mais si radical que, même extérieurement et tout en bas, il y a quelque chose qui a dit: «Tiens, comment seront-elles, les méditations avec X maintenant?» Je me suis attrapée à – pas à penser, pas «moi»: quelqu’un a pensé comme cela, quelque part, tout en bas; alors ça m’a tirée de l’expérience, je me suis dit: «Tiens! c’est curieux, qui est-ce qui pense comme cela?» – C’est une des personnalités[7] (c’était au point de vue du travail, quand je situe toutes les actions), c’était quelqu’un tout en bas qui a eu spontanément cette impression: «Tiens! mais ça va changer les méditations. Comment est-ce qu’elles vont être maintenant?» Alors je suis revenue et j’ai commencé à regarder les choses avec le discernement habituel (et je me suis dit que, en effet, peut-être il y aura un changement).

Mais à ce moment-là, vraiment tout était changé: quelque chose était accompli. Et c’était la perception du Pouvoir. De ce Pouvoir qui vient de ce qui est l’Amour pour la Conscience Suprême (ça n’a aucun rapport avec ce que l’on appelle par ce mot). Et c’était... c’était simple! rien de toutes les complications qui viennent de la pensée, de l’intelligence, de la compréhension – rien de tout cela. Tout ça était tout parti. Rien de tout cela. Une Puissance formidable! et qui m’a fait comprendre une chose: que l’état dans lequel on me mettait (le «on», c’est le Seigneur du Yoga), c’était pour obtenir ce pouvoir qui provient d’une identité avec toutes les choses matérielles – un pouvoir qu’ont certaines gens qui ne sont pas toujours des yogis: certains médiums, par exemple. J’ai vu cela avec Madame Théon: elle voulait qu’une chose vienne à elle au lieu qu’elle aille à la chose; quand elle voulait sa paire de sandales, au lieu d’aller la chercher, elle faisait venir sa paire de sandales à elle; et elle faisait ça par capacité de rayonner sa matière – elle avait de la volonté sur cette matière – , sa volonté centrale agissait sur la matière n’importe où puisqu’elle était là. Mais alors, j’ai vu ce Pouvoir au point de vue méthodique, organisé: pas une chose accidentelle ou spasmodique comme dans les cas médiumniques, mais une organisation de la Matière. Et alors... on commençait à comprendre: «Mais avec ça, on a le pouvoir de mettre chaque chose à sa place!»... pourvu qu’on soit assez universel.

Alors j’ai compris. Maintenant, je sais où j’en suis.

Très loin sur le chemin, mais enfin le chemin est clair.

Et alors, si on ajoute à cette capacité matérielle d’identification et d’emploi de la volonté, si on ajoute ça, ce Quelque chose qui était là à ce moment-là, et qui est vraiment l’expression... je ne sais pas si c’est l’expression suprême mais pour le moment c’est certainement la plus haute que je connaisse (c’est très supérieur à la Connaissance, à cette pure Connaissance par identité qui fait qu’on est la chose et on sait ce qu’elle est: c’est infiniment plus puissant), c’est formidable! Ça a le pouvoir de tout changer. Et tout changer de quelle façon!! Simplement on est Ça – une, une vibration de ça.

(silence)

Depuis cette expérience (trois-quatre jours, je crois, cinq jours, je ne sais pas), mais la multiplication des faits d’identification (c’est-à-dire qu’on est ça, par conséquent on fait ça) est constante, pour toutes les petites choses de la Matière, les plus petites choses du monde matériel.

(Mère se lève)

Mais ça prendra longtemps. Il ne faut pas s’imaginer que ça va se faire en un clin d’œil – je suis prête à passer des années là-dessus (si ça vient plus vite, tant mieux).

Mais c’est la clef. Ça, c’est la clef.

Et quand elle sera là d’une façon permanente, il faudra que les gens fassent attention à être avec moi! (Mère rit)

Mais ce Pouvoir, c’est l’Amour?

Ou-ui: c’est l’essence de l’Amour.

C’est ce qui se traduit par l’Amour. Et je ne parle pas, naturellement, du bourbier humain matériel, je ne parle pas de ça du tout mais de l’Amour tel qu’on le conçoit le plus merveilleusement beau et pur. C’est l’origine de cet Amour-là, et c’est dans le Suprême.

(Mère s’asseoit à l’harmonium)

D’ailleurs, il a toujours été dit que c’était seulement Ça qui pouvait faire cesser les forces adverses[8].

(Musique)

@

[1]. Mère avait donné une rose jaune qui avait un petit liseré rose.

[2]. Nous n’avons pas conservé le texte de notre réponse, toujours avec l’impression erronée que nos questions personnelles n’avaient pas de place ici.

[3]. L’enregistrement du début de cette conversation n’a pas été conservé.

[4]. Formidable = l’expérience de la disparition du divin-non-divin.

[5]. Prakriti: la Nature ou la force exécutrice, par opposition à Pourousha, l’Âme consciente qui voit, sait et crée par sa vision. Ce sont les deux principes, féminin et masculin, de l’univers.

[6]. Voir Agenda du 26 mars 1959, tome I, p. 301: le Titan spécialement envoyé pour attaquer le corps de Mère et qui se sert des gens de son entourage.

[7]. De Mère.

[8]. Il existe un enregistrement de la musique et de la conversation qui précède (sauf le début).

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