12 janvier 1961

Quel est le prochain Aphorisme?

50 – Haïr le pécheur est le pire des péchés, car c’est haïr Dieu; et pourtant, celui qui le commet se glorifie de sa vertu supérieure.

Tu as une question?

Quand on entre dans un certain état de conscience, on voit bien que l’on est capable de tout et que, au fond, il n’est pas un seul «péché» qui ne soit notre péché, potentiellement. Est-ce une impression juste? Et pourtant, on se révolte contre certaines choses et on a des dégoûts; il y a toujours un point, quelque part, que l’on n’admet pas. Pourquoi? Quelle est l’attitude vraie, l’attitude efficace devant le Mal?

Il n’est pas un seul péché qui ne soit notre péché...

On a cette expérience quand, pour une raison quelconque (cela dépend des cas), on se met en rapport avec l’état de conscience universel (non dans son essence illimitée mais sur n’importe quel plan de la Matière). Il y a une conscience atomique, n’est-ce-pas, il y a une conscience purement matérielle, et il y a, beaucoup plus encore, une conscience psychologique générale. Quand, par une intériorisation, une sorte d’abstraction de l’ego, on entre en contact avec cette zone de conscience, disons psychologique terrestre, ou humaine collective (il y a une différence: «humaine collective» est une diminution, tandis que «terrestre» inclut beaucoup de mouvements des animaux et même des plantes; mais dans le cas présent, comme la notion morale de faute, de péché, de mal, appartient exclusivement à la conscience humaine, nous dirons simplement la conscience psychologique collective humaine), quand on entre en contact avec cela, naturellement par cette identification, on se sent ou on se voit, ou on se sait capable de n’importe quel mouvement humain, n’importe où. Ça, c’est dans une certaine mesure une Conscience-de-Vérité: ce sens égoïste de ce qui vous appartient et ne vous appartient pas, de ce que vous pouvez faire et ne pouvez pas faire disparaît à ce moment-là; on se rend compte que la construction fondamentale de la conscience humaine rend n’importe quel être humain capable de faire n’importe quoi. Et comme on est dans une conscience-de-vérité, on a en même temps la notion que les jugements ou les dégoûts, ou le rejet, sont des absurdités: tout est potentiellement là. Et si certains courants de force (que d’habitude on ne peut pas suivre: on les voit arriver et partir, mais leur origine et leur direction, généralement on ne les connaît pas), si n’importe lequel de ces courants vous pénètre, il peut vous faire faire n’importe quoi.

Si l’on restait toujours dans cet état de conscience, au bout d’un certain temps, si on garde en soi la flamme d’Agni, la flamme de purification et de progrès, on serait capable non seulement d’empêcher ces mouvements de prendre une forme active en soi et de s’exprimer matériellement, mais on serait capable d’agir sur la nature même du mouvement et de le transformer. Mais bien entendu, à moins d’être arrivé à un très grand degré de réalisation, il est pratiquement impossible de garder cet état de conscience pendant longtemps. Presque tout de suite on retombe dans la conscience égoïste du moi séparé, et alors toutes les difficultés reviennent: le dégoût, la révolte contre certaines choses, l’horreur qu’elles vous causent, etc.

Il est probable (il est même certain) que jusqu’à ce qu’on soit, soi-même, complètement transformé, ces mouvements de dégoût et de révolte sont nécessaires pour que l’on fasse en soi-même ce qu’il faut pour fermer la porte – car, après tout, le problème est de ne pas les laisser se manifester.

Dans un autre aphorisme, Sri Aurobindo a dit (je ne me souviens plus exactement de ses mots) que le péché est simplement quelque chose qui n’est pas à sa place. Dans ce perpétuel Devenir, jamais rien ne se reproduit, et il y a des choses qui, pour ainsi dire, disparaissent dans le passé; et au moment où leur disparition devient nécessaire, ces choses deviennent, pour notre conscience si limitée, mauvaises, repoussantes. Et nous nous révoltons contre elles parce que leur temps d’existence est passé. Mais si nous avions la vue d’ensemble, si nous étions capables de contenir en nous le passé, le présent et l’avenir d’un seul coup (comme c’est quelque part là-haut), nous verrions la relativité de ces choses, et que c’est surtout la Puissance d’évolution progressive qui met en nous cette volonté de rejet, et que là où elles étaient à leur place, elles étaient tout à fait tolérables. Seulement, il est pratiquement impossible d’avoir cette expérience à moins que l’on n’ait une vision totale, c’est-à-dire la vision qu’a seul le Suprême! Par conséquent, il faut d’abord s’identifier au Suprême, puis, après, avec l’identification, on peut revenir à une conscience suffisamment extériorisée et voir les choses telles qu’elles sont. Mais c’est cela le principe, et dans la mesure où on est capable de le réaliser, on arrive à un état de conscience où on peut tout regarder avec le sourire d’une certitude totale que tout est comme ça doit être.

Naturellement, les gens qui ne pensent pas assez profondément dirons: «Ah! mais si nous voyons que tout est «comme ça doit être», plus rien ne bougerait.» – Mais non! Il n’y a pas une fraction de seconde où cela ne bouge! C’est une transformation continue et totale, un mouvement qui ne s’arrête jamais. C’est parce qu’il nous est difficile de sentir comme cela que nous pouvons nous imaginer qu’en entrant dans certains états de conscience quelque chose ne changerait pas. Même si nous entrions dans une inertie apparemment totale, ça continuerait à changer – et nous avec!

Au fond, le dégoût, la révolte, la colère, tous ces mouvements de violence sont nécessairement des mouvements d’ignorance, de limitation, avec toute la faiblesse que représente la limitation. La révolte est une faiblesse – c’est le sentiment de la volonté impuissante, par conséquent c’est une faiblesse. On sent, on voit que les choses ne sont pas comme elles doivent être et on se révolte contre ce qui n’est pas conforme à ce que l’on voit; mais si vous étiez tout-puissant et si votre volonté était toute-puissante et que votre vision était toute-puissante, il n’y aurait aucune occasion de se révolter! vous verriez toujours que toutes les choses sont comme elles doivent être. Ça, c’est la toute-puissance[1]. Et ces mouvements, tous les mouvements de violence, deviennent non seulement inutiles mais profondément ridicules.

Par conséquent il n’y a qu’une solution: par aspiration, concentration, intériorisation et identification, s’unir à la Volonté suprême. Et ça, c’est à la fois la toute-puissance et la parfaite liberté. Et ça, c’est la seule toute-puissance et la seule liberté – tout le reste, c’est des à-peu-près. On peut être en route, mais ce n’est pas la Chose totale.

Et alors, si on fait l’expérience, on s’aperçoit qu’avec cette suprême liberté et ce suprême pouvoir, il y a aussi la paix totale et une sérénité qui ne se dément plus. Donc, si on éprouve quelque chose qui ne soit pas cela, une révolte, un dégoût, quelque chose qu’on n’arrive pas à admettre, c’est qu’il y a EN SOI une partie qui n’est pas touchée par la transformation, qui est encore en cours de route, quelque chose qui a gardé la vieille conscience, c’est tout.

Dans cet aphorisme, Sri Aurobindo parlait de ceux qui haïssent le pécheur: il ne faut pas haïr le pécheur.

C’est le même problème, vu sous un autre angle. Mais la solution est la même.

Mais le difficile, ce n’est pas tellement de ne pas haïr le pécheur: c’est de ne pas haïr le vertueux! Ça, c’est beaucoup plus difficile. Parce que les pécheurs, on les comprend bien (!) on comprend bien les pauvres hommes, mais les vertueux...

Mais au fond, ce que l’on hait en eux, c’est leur suffisance; c’est seulement cela. Parce que tout de même ils ont raison de ne pas faire le mal – on ne peut pas les en blâmer! Mais ils se croient supérieurs à cause de cela et c’est cela qu’on a du mal à tolérer: c’est leur sentiment de supériorité, la façon dont ils regardent du haut de leur grandeur tous ces pauvres bougres – qui ne sont pas pires qu’eux!

Oh! j’ai eu des exemples comme cela, si merveilleux!

Prends, par exemple, une personne qui a des amis, que les amis aiment beaucoup parce qu’ils lui trouvent des capacités spéciales, que sa compagnie est agréable, que l’on peut toujours apprendre auprès d’elle; et puis, tout à coup, par un concours de circonstances, voilà cette personne au ban de la société parce qu’elle est allée avec un autre homme, ou qu’elle s’est liée à un autre sans mariage officiel, enfin toutes ces choses sociales qui n’ont pas de valeur en elles-mêmes. Et tous les amis (je ne parle pas de ceux qui aiment vraiment), mais tous les amis sociaux, tous ceux qui la recevaient bien, qui lui faisaient très bon accueil et un bon sourire de rencontre quand ils se croisaient dans la rue, voilà qu’ils tournent la tête de l’autre côté et passent tout droit sans la regarder – c’est arrivé ici-même, à l’Ashram. Je ne donne pas de détails mais enfin il est arrivé (c’est arrivé plusieurs fois) que quelque chose se soit passé qui était contraire à la loi sociale reconnue, et les gens qui montraient tant d’affection, tant de sympathie... oh! ils disaient quelquefois: «Mais c’est une personne perdue!»

J’avoue qu’ici (dans le monde en général, cela me paraît tout à fait naturel), mais quand cela se produit ici, j’ai toujours un petit choc, en ce sens que je me dis: «Tiens, ils en sont encore là!»

Même des gens qui font profession d’avoir des idées larges, d’être au-dessus de toutes ces «conventions» tombent dans le piège, en plein, immédiatement. Et alors, pour mettre leur conscience à l’abri, ils disent: «Mère n’admet pas ça. Mère ne permet pas ça. Mère ne tolère pas ça!» – Pour ajouter une ânerie à tout le reste.

Il est très difficile de sortir de. cet état. – Tiens, c’est vraiment cela, le pharisaïsme! le sens de la dignité sociale. Mais c’est une étroitesse d’esprit, parce que quelqu’un avec un peu d’intelligence ne tombe pas vraiment dans un trou pareil! Par exemple, ceux qui ont voyagé à travers le monde, qui ont vu que toutes ces règles sociales dépendent absolument des climats, des races, des habitudes, et encore plus des temps, des époques, ils peuvent regarder cela avec un sourire. Mais les bien-pensants... ouf!

C’est une étape élémentaire. Tant que vous n’êtes pas sortis de cette condition-là, vous êtes impropres au yoga. Parce que, vraiment, on n’est pas bon pour le yoga dans cet état-là. C’est un état rudimentaire.

* * *

Peu après

Le 21, Saraswati poudjâ[2], je descends. On a préparé un dépliant avec une grande citation de Savitri et cinq photos de la tête dans cinq positions différentes.

Le titre du dépliant: le vers de Savitri qui m’a donné la plus formidable expérience de tout le livre (parce que je t’ai dit, n’est-ce pas, que je vivais à mesure que je lisais: je vivais tout de suite les expériences). Mais quand je suis arrivée à ça... juste ce vers-là, c’était... tout d’un coup, comme si j’étais saisie et entièrement engloutie dans une... («la» est mauvais, «une» est mauvais: ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est quelque chose d’autre) Vérité éternelle. C’était... Tout était aboli, excepté ça:

For ever love, O beautiful slave of God[3]

Ça seul existait.

@

[1]. Interrogée plus tard sur le sens de cette phrase un peu elliptique, Mère a répondu: «Il y a deux étapes. L’une est une vision mentale (et qui peut être intuitive) de ce qui sera (peut-être dans un futur immédiat), et c’est cela que nous appelons voir les choses «comme elles doivent être.» L’autre, c’est une identification avec la Volonté suprême et la perception qu’à chaque instant tout est exactement comme le Suprême le veut: c’est l’expression exacte du Suprême. L’une est une vision qui est en avance, et alors qui dit: «Mais c’est comme cela que ça doit être.» Mais nous négligeons de voir le chemin entre ce qui est maintenant et ça. Tandis que si nous allons tout en haut et que nous nous unissons à la Conscience de la Volonté suprême, nous voyons à chaque seconde, à chaque instant de l’univers, que tout est exactement comme ça doit être – exactement comme le Suprême veut que ce soit. Ça, c’est la Toute-Puissance.»

[2]. Saraswati représente l’aspect de Connaissance et de créativité artistique de la Mère universelle. À cette occasion, Mère descend dans le «hall de méditation» et les disciples passent silencieusement devant Elle tandis qu’Elle leur distribue un message. Cette année, ce sera un «dépliant» avec cinq photos de Mère.

[3]. À jamais l’amour, ô splendide esclave de Dieu (Savitri, vol. 29, XI.I.702)

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