22 janvier 1961

(Mère n’était pas bien portante récemment.
Elle parle ici des causes de ce désordre physique:)

Ah! comment ça va?

C’est plutôt à toi qu’il faudrait demander cela!

Ça va bien.

Ça va bien?

Je l’ai vu cette nuit... C’était, ouf! une espèce d’ouragan artificiel créé par des êtres semi-humains (c’est-à-dire en forme humaine mais qui ne sont pas des hommes), dans le monde, pour m’isoler de «ma maison». Mais alors tout et tout le monde était dérangé – ça doit avoir duré depuis assez longtemps. Enfin, la nuit dernière c’était très amusant: j’essayais toujours d’aller à «ma maison» qui était tout là-haut, et chaque fois que je tentais de trouver un chemin, tout se remplissait de... tu sais, des orages artificiels, mécaniques et électriques, et puis des choses qu’on fait écrouler. Tout était artificiel, rien n’était vrai – mais c’était terriblement dangereux.

Finalement, je me trouvais dans un grand endroit, en bas, où il y avait une série de maisons et toutes sortes de choses, et il fallait absolument que je retourne là-haut, lorsque, tout d’un coup, une forme pas très distincte (un peu sombre, sans lumière) est venue me trouver et m’a dit: «Oh! ne va pas là-bas, c’est très mauvais, c’est très dangereux. Ils ont organisé tout cela d’une façon terrible, personne ne peut y résister! Il ne faut pas y aller, attends un peu. Et si tu as besoin de quelque chose, viens, tu sais, j’ai tout ce qu’il faut! (riant) c’est un peu vieux et c’est poussiéreux mais tu t’en arrangeras» (!) Et alors, elle m’a conduit dans une salle immense qui était remplie de choses accumulées les unes sur les autres, et dans un coin, elle m’a montré une... baignoire – mon petit, c’était une merveille! Une baignoire de marbre rose qui était splendide. Mais c’était inutilisé, poussiéreux, vieux. Elle m’a dit: «On te donnera un petit coup de chiffon là-dessus et tu pourras t’en servir»! Elle m’a indiqué aussi d’autres endroits pour la toilette, tout ce qu’il fallait: «Tu peux te servir de tout cela – ne va pas là-haut.» Alors je l’ai regardée: elle me faisait l’effet d’avoir une toute petite figure, c’était drôle – ce n’était pas une forme, c’était... c’était une forme et ce n’était pas une forme! C’était imprécis comme cela. Alors je l’ai prise dans mes bras et j’ai crié: Mother you are nice! [Oh! Mère, tu es gentille – Mère rit] Alors j’ai su que c’était la Nature matérielle.

Après cela, je me suis sentie tout à fait bien. La bataille était finie. Elle était finie pour le moment, parce que, eux, n’avaient pas fini: ils continuaient tout leur boucan de l’autre côté. Mais je n’avais plus à y aller.

C’est remis puisque j’étais encore en bas. Je n’étais pas encore retournée là-haut. Mais enfin...

Et ils sont furieux. Il y a évidemment tout un ensemble de forces qui sont entre (ce doivent être des forces vitales) entre ici et puis... enfin mon domaine. Ils sont furieux! Ils organisent, ils font des explosions, des écroulements... Et on voyait toutes les structures, n’est-ce pas: c’était tout artificiel, ça n’avait rien de vrai, mais ce n’en était pas moins dangereux.

Enfin c’était plutôt amusant.

Tu dérangeais leur travail, c’est cela?

Oui, je dérange leur travail – ça, je le sais bien que je dérange leur domination du monde! Ils ont pris possession de toute la Matière (Mère touche son corps), la vie, l’action. Ils en ont fait leur domaine, tous ces êtres du vital, c’est évident. Mais ce sont des êtres du vital inférieur parce qu’on avait cette impression d’artificiel – ils n’exprimaient pas une forme d’en haut, n’est-ce pas: ils exprimaient toute une espèce de mécanisme artificiel, de volonté artificielle, d’organisation artificielle, tout cela qui était leur propre imagination et pas du tout d’inspiration supérieure[1]. Le symbole était très clair.

Et je voyais, moi, mon domaine à travers eux et à travers tout. Je voyais mon domaine et je disais: «Mais je le vois!» Mais dès que je me mettais en route pour y aller, le chemin était perdu, je ne le voyais plus. Je ne voyais plus où j’allais. Et alors il était pour ainsi dire impossible de se retrouver là-dedans: c’étaient des centaines et des centaines de milliers de gens, de choses, de confusions. Une immensité incohérente – et violente, c’était d’une violence!

J’ai senti quelque chose cette nuit...

Oui, c’était cette nuit.

J’ai reçu des vibrations d’une violence extraordinaire.

Ah! tu as senti aussi...

A un moment, ça m’a saisi ici (ventre) comme si cela voulait arracher quelque chose.

Oui-oui, oh! c’était d’une violence! Une fureur.

J’avais pensé d’abord que cela venait de toi (!) Comme si c’était toi qui essayais d’enlever quelque chose d’indésirable en moi.

Oh! non (Mère rit), je ne me sers pas de moyens si violents! Non-non!

C’était très curieux... Quand c’est tombé sur moi (il y a quatre ou cinq jours, je ne me souviens plus), tout ce que j’avais gagné matériellement – disparu! Comme si tout ce qui avait été conquis et maîtrisé, même ce qui avait commencé à changer, même des mauvais fonctionnements qui avaient cessé complètement, tout ce qui était rentré dans l’ordre et sous le contrôle – plus rien! parti! complètement parti. Comme si tout était revenu, d’un seul coup.

J’étais très tranquille parce que, n’est-ce pas, il n’y avait rien d’autre à faire – je savais que c’était une bataille. J’étais très tranquille, mais je ne pouvais plus manger, je ne pouvais plus me reposer, je ne pouvais plus faire le japa, pouvais plus marcher; et la tête comme si tout allait éclater. Je ne pouvais plus que, n’est-ce pas, m’abandonner (Mère ouvre les bras en geste d’abandon), entrer dans une transe très-très profonde, un très profond samâdhi – ça, on peut toujours le faire. Mais c’était la seule chose qui me restait. Les idées, tout ça, tout à fait claires comme toujours (ça, ça ne bouge pas, c’est au-dessus), mais le corps... très mal fichu. Et j’ai... Une lutte, une lutte, une lutte de chaque seconde! La moindre chose, n’est-ce pas, faire un pas était une lutte – c’était une bataille effroyable.

Alors cette nuit j’ai vu le symbole, l’image de la chose – mais c’était... quoi? C’était un élément dans la Matière la plus matérielle[2], parce que c’était tout en bas; et malgré tout, c’était elle qui officiait là: elle connaissait tout, elle savait tout, elle pouvait disposer de tout – c’était tout à fait la Nature la plus matérielle. Et elle-même, n’est-ce pas, sans lumière, comme ça, mais très-très... d’une puissance cachée, tout à fait invisible.

Et chaque fois que je passais, que je voulais sortir de chez elle pour monter, l’ouragan se déclenchait. Alors finalement, elle s’est décidée à venir à moi (parce que chaque fois que je passais ici, tout l’ouragan commençait; j’allais là: tout l’ouragan commençait), alors elle s’est approchée de moi, et très-très gentiment, très doucement, d’une façon tout à fait effacée, elle m’a dit: «Non, n’y va pas, n’y va pas! n’essaye pas de rentrer chez toi. Ils ont organisé un ouragan effroyable.» Et artificiel. Mais c’étaient des éclatements, comme des bombes, partout, et même pire que cela, n’est-ce pas, comme des éclatements de tonnerre. Et on voyait les trucs artificiels, les trucs électriques avec lesquels ils faisaient leur tonnerre. Mais alors dans des proportions formidables.

Ce n’est pas fini.

Simplement j’ai consenti à rester là: «Tu auras ce qu’il te faut. Reste-là tranquille»! Et elle avait de jolies choses, c’était joli! C’était inutilisé, c’était poussiéreux (qui sait, c’était certainement le symbole de très vieilles réalisations? des réalisations d’anciens rishis, des choses comme cela). C’étaient, oh! des choses de première classe, mais alors complètement négligées, pas utilisées, pleines de poussière, comme des objets matériels dont personne ne se servait – dont on ne savait pas se servir. Elle les a mises à ma disposition: «Tu vois, tu vois, je te montre ça.» Et il y avait une accumulation formidable de choses par-dessus, et une grande confusion qui faisait que l’on ne pouvait pas voir; mais ce qui était merveilleux, c’est que quand elle me menait dans un coin pour me montrer quelque chose, tout s’écartait, tout rentrait dans l’ordre, immédiatement, et la chose qu’elle voulait me montrer restait seule dans ce coin, et alors oh!... ça, c’est une beauté! du marbre rose! un marbre rose, une sorte de baignoire d’une forme que je ne connais pas, qui n’est pas romaine, pas antique (pas moderne, loin de là! ) mais... quelque chose, comme une construction – oh! ce que c’était beau! Et alors tout était très bien arrangé: cette chambre qui était pleine d’objets accumulés les uns sur les autres, sans organisation, quand elle voulait me les montrer, ils s’organisaient, ils se mettaient à leur place comme ça, tout devenait net. Elle me disait: «Seulement, il faudra essuyer un peu»! (Mère rit)

Mais cela ne m’a pas étonnée que ce soit tombé sur toi.

Oh! j’ai senti. Très violent. A trois reprises c’est descendu sur moi. Je me disais: «Tiens, il y a quelqu’un qui fait un nettoyage.» J’avais l’impression qu’on m’enlevait quelque chose de moi, quelque chose qui ne devait pas être là. Et la troisième fois, j’ai douté que c’était toi parce que tout de même c’était d’une telle violence (ça se situait surtout dans la région du ventre, comme si on m’arrachait quelque chose). C’est drôle... des vibrations, rien que des vibrations, très-très violentes.

Pour moi, ça se passait dans la tête (pas la nuit dernière, mais ces jours derniers), quand j’essayais de faire le japa, oh! comme si ça allait éclater. Tous les nerfs étaient non seulement crispés (Mère touche sa nuque) mais comme avec des crampes. Et alors, dans la tête, comme si on me versait, je ne sais pas, de l’huile bouillante. Et ça allait éclater, ça faisait... Et alors je ne voyais plus clair.

C’était quelque chose évidemment qui ne voulait pas du tout que je descende pour la distribution[3]. J’ai fait acte de volonté et je suis descendue. J’ai dit: «Je le ferai.» Mais ça a été difficile. Il y avait des moments où cela venait comme de côté: «Maintenant, tu vas t’évanouir.» Et après: «Maintenant, ça ne pourra plus marcher. Maintenant...» Comme ça, ça venait. Alors il fallait... Je répétais le japa tout le temps. Et j’étais «comme çi, comme ça» jusqu’au bout. A la fin je ne voyais plus les gens: je ne voyais plus que des choses, des formes qui passaient, et je ne voyais plus clair. Quand ça a été fini et que je me suis levée (je savais qu’il fallait que je me lève), je me suis levée sans broncher; je suis descendue de la chaise sans trébucher. Mais je ne me suis pas méfiée: quand j’ai tourné le dos à la lumière de la salle pour aller à l’escalier, tout d’un coup, plus rien – black-out. Mais pas le black-out d’un évanouissement: les yeux qui ne voient plus. Je ne voyais plus que de l’ombre, comme ça. Ah! je me suis dit: «Où est la marche?» Alors pour éviter de manquer la marche, je me suis accrochée à la rampe de l’escalier – ça a fait une commotion! Champaklal s’est précipité croyant que j’allais tomber!

Enfin...

Et c’est seulement après, longtemps après, que j’ai recommencé à voir. C’était évidemment quelque chose qui ne veut pas. Mais quand est-ce que ça cédera?... Je ne peux pas le dire, il n’y a pas de victoire gagnée, il s’en faut de beaucoup. C’est resté comme cela: le statu quo.

Ce sera probablement à recommencer, mais de quelle façon? Évidemment toutes les forces vitales qui se sont habituées à gouverner la terre... (ça avait – la nuit dernière – ça avait la proportion de la terre; ce n’était pas universel, ça avait la proportion de la terre). Ce sont celles-là qui ne veulent rien savoir. Ça ne leur plaît pas du tout.

N’est-ce pas, la solution du surrender [abdication] et de la dévotion personnels, c’est épatant pour... pour l’individu, mais ça ne marche pas pour la collectivité. Dès que, par exemple, je suis seule et étendue sur mon lit – la paix. (Ah! j’oubliais, ils avaient inventé autre chose encore: c’est de me rendre les battements du cœur irréguliers. Alors tous les trois, quatre battements, ça s’arrêtait. Puis ça repartait comme ça, avec un coup, comme si je recevais un coup de poing. Trois, quatre battements, et puis un tout petit battement, et puis ça s’arrêtait – et puis, pang! Et des coups... ça vous donnait des coups comme... Ils avaient inventé ça. Et des inventions extraordinaires.) Mais dès que je m’étends, que je fais le surrender total, de toutes les cellules – plus d’activité, plus rien – , alors là tout va bien. Mais on se rend bien compte que cela, n’est-ce pas [le surrender], ça n’a d’effet sur l’action que dans la mesure où le Seigneur suprême a décidé l’action, et ce sont des mouvements (comment peut-on appeler cela?) à longue échéance[4]: il peut se passer toutes sortes de choses avant que la Victoire soit remportée. Parce que, pour nous, la mesure est une mesure toute petite; même ne serait-ce qu’une mesure terrestre, c’est une mesure toute petite. Alors une mesure universelle... Ces forces-là ont leur place et leur action, leur univers, et tant qu’elles auront leur place et leur action, elles seront là. Et alors avant que ce soit épuisé ou que cela devienne inutile, beaucoup de choses peuvent se passer...

Mais individuellement, n’est-ce pas, la béatitude presque instantanée. Mais ce n’est pas une solution... C’est une solution par répercussion, à longue échéance.

Pour la vraie maîtrise d’ici, il faut que tout ça ce soit dominé.

Et c’est cela, la confusion qu’ont fait tous les gens qui ont cru que leur... ce qu’ils appellent leur «salut personnel» était le salut du monde – ce n’est pas vrai du tout! Ce n’est pas vrai, c’est un salut personnel.

(silence)

Mais tout, tout ça est merveilleusement, exactement exprimé et expliqué dans Savitri. Seulement il faut savoir le lire! Toute cette dernière partie, depuis le moment où elle s’en va à la recherche de Satyavan dans la mort (c’est une occasion, n’est-ce pas), toute la description de ce qui se passe, c’est exactement ça. Et puis la fin, justement toutes les offres qui lui sont faites, tout ce qu’elle doit refuser pour continuer son œuvre terrestre...

Savitri, c’est vraiment une condensation, une concentration de la Mère universelle – de la Mère éternelle universelle, la Mère de tous les univers de toute éternité – dans une personnalité terrestre, pour le salut de la terre. Et Satyavan, c’est... c’est l’âme de la terre. C’est le jîva de la terre. Et alors, quand le Seigneur dit: «Celui que tu aimes et que tu as choisi», cela veut dire, n’est-ce pas, la terre.

Tous les détails sont là! Quand elle redescend, que finalement la Mort a cédé, que tout est réglé et que le Suprême lui dit: «Va, va avec celui que tu as choisi», comment Sri Aurobindo décrit cela? – Il dit qu’elle prend très soigneusement dans ses bras l’âme de Satyavan, comme un petit enfant, pour traverser tous les domaines et redescendre vers la terre. Tout y est! Il n’a pas oublié un détail pour que la chose soit compréhensible – pour quelqu’un qui sait comprendre. Et c’est quand elle arrive sur la terre qu’il reprend sa pleine stature humaine[5].

@

[1]. Nous avons l’impression qu’il s’agit des forces qui gouvernent les mécanismes et les réactions subconscientes du corps: toute la mécanique fabriquée par l’évolution et l’atavisme. Ce que l’on pourrait appeler les habitudes évolutives. C’est le «chemin de la descente» dont parlait Mère quarante ans plus tôt (ou le «plongeon physique» dont parlait Sri Auro-bindo) pour parvenir à la conscience cellulaire pure.

[2]. Plus tard, Mère a précisé: «C’était, dans la substance matérielle, les éléments qui sont entièrement possédés par les forces adverses et qui s’opposent à la transformation.»

[3]. La veille, 21 janvier, jour de Saraswati Poudjâ, Mère a distribué un message à chacun des disciples.

[4]. Plus tard (le 27), Mère a fait la remarque suivante: «Justement, j’ai lu hier dans Le Secret du Véda, le premier hymne que Sri Aurobindo a traduit (il s’agit du colloque entre Indra et Agastya, Rig Véda 1.170 – cf. Secret of the Veda, Vol. 10, p. 241 sqq.), et cela m’a fait toucher du doigt le problème. C’est un hymne où il y a une dispute entre le rishi et Indra, parce que le rishi veut aller trop vite, sans passer par Indra [le dieu du Mental], et Indra l’arrête, puis ils finissent par se mettre d’accord. Et le commentaire de Sri Aurobindo est très intéressant: quand on a le pouvoir individuel d’aller directement, mais que, naturellement, on néglige les étapes qui sont encore nécessaires pour l’ensemble, pour l’universel, alors on est arrêté – c’est tout à fait cela.»

[5]. Il existe un enregistrement de cette conversation. C’est le premier des enregistrements réguliers de l’Agenda.

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