7 juillet 1961

(Mère donne au disciple un zinnia blanc qu’Elle a appelé «endurance intégrale», puis une allamanda ou «victoire», puis une fleur de la «victoire supramentale»)

Voilà une endurance intégrale. Mais... la victoire. La Victoire. Et ça (une autre fleur en grappe), c’est la victoire supramentale, c’est-à-dire la victoire dans tous les détails.

Ça vient par grappes, mais gros-gros comme ça, il y en a beaucoup-beaucoup.

Voilà.

Et je continue à lire...

On Himself[1]?

Oui, l’explication de son yoga et ce qu’il veut que nous réalisions. Quand je l’ai lu hier soir, je lui ai dit: «Comment espères-tu que cela puisse être fait là-dedans!» (Mère désigne son propre corps en riant). Alors il m’a dit: «Non-non-non! ce n’est pas ça!... Il faut maintenant apprendre à durer. Nous en reparlerons (m’a-t-il dit) dans deux ou trois cents ans.» Ah! (riant) j’ai dit «Bien!» Il m’a dit: «Il faut apprendre à durer.»

Bon, on va apprendre à durer.

C’est pour cela que je t’ai donné cette «endurance intégrale»: c’est son message.

(silence)

On ne peut durer que, vraiment, si on est absolument indifférent – ça, c’est tout à fait évident. Il faut que ce soit comme cela (geste comme une mer étale). Parce qu’il y a un état dans lequel on se trouve tout d’un coup où on a l’impression: ça, ça peut durer pour toujours – cela n’a aucune importance, ça dure et dure et dure et dure... (Mère étend ses bras, comme si elle flottait sur une mer immense, à l’infini) comme ça, pour toujours. Ça, j’ai eu cet état-là très souvent. Là, on sent que vraiment... Et il faut l’avoir, pas dans la tête (la tête, on peut l’avoir très facilement), c’est ici, c’est là-dedans (Mère frappe ses genoux), c’est quand le corps attrape ça. Quand le corps attrape ça, il n’y a rien qui lui soit désagréable et rien qui lui soit agréable – il n’a pas de plaisir, n’est-ce pas, et il n’a pas de dégoût ni de malaise ni rien: il est dans un état, oh!... (même geste comme une mer étale).

C’est très intéressant.

Très souvent cela arrive au balcon, parce que je suis concentrée sur... n’est-ce pas, la Lumière qui descend; et alors, très souvent, le corps devient comme ça, complètement immobile.

Comme ça, on peut durer.

Bon, il faut travailler.

(Mère prend le texte de «Pensées et Aphorismes») Tu m’as apporté une question?

Oui.

Ah! j’ai vu T[2], elle m’a déclaré qu’elle trouvait que c’était trop difficile, parce que cela lui paraît tout le temps la même chose (!) et alors elle n’a rien à demander. Alors nous avons décidé qu’elle ne me poserait plus de questions, excepté si, par hasard, une fois, il y a quelque chose tout d’un coup qui éveille une question en elle. Autrement elle ne posera plus de questions. (Mère pousse un soupir de soulagement)

63 – Dieu est grand, disent les musulmans. Certes, Il est si grand qu’il peut se permettre d’être faible chaque fois que cela aussi est nécessaire.

64 – Dieu échoue souvent dans Ses œuvres; c’est le signe de Sa divinité sans limite.

65 – Parce que Dieu est invinciblement grand, Il peut se permettre d’être faible; parce qu’il est immuablement pur, Il peut impunément s’adonner au péché; Il connaît éternellement toutes les félicités, c’est pourquoi Il goûte aussi la félicité de la douleur; Il est inaliénablement sage, c’est pourquoi Il ne s’est pas interdit la folie.

Est-ce qu’on peut dire qu’il arrive vraiment que Dieu soit faible ou que Dieu échoue? Est-ce que cela arrive vraiment? Ou est-ce simplement un jeu?

Ce n’est pas comme cela, mon petit! C’est justement cela, la déformation de l’attitude occidentale moderne par opposition à l’attitude ancienne – pas ancienne mais l’attitude de la Guîta. Il est extrêmement difficile pour l’esprit occidental de comprendre d’une façon vivante et concrète que tout est le Divin. C’est tellement imprégné de l’esprit chrétien, n’est-ce pas, d’un «Dieu créateur»: la création d’un côté et Dieu de l’autre! Quand on réfléchit, on rejette cela, mais... c’est entré dans la sensation, dans le sentiment. Et alors, spontanément, instinctivement, presque subconsciemment, on prête à Dieu tout ce que l’on considère comme ce qu’il y a de meilleur, de plus beau, et surtout tout ce que l’on veut atteindre, réaliser (naturellement chacun, suivant sa propre conscience, change le contenu de son Dieu, mais c’est toujours ce qu’il considère comme ce qu’il y a de mieux). Alors, aussi instinctivement et spontanément et subconsciemment, on est choqué par l’idée que les choses que l’on n’aime pas ou que l’on n’approuve pas ou qui ne vous paraissent pas les meilleures puissent être Dieu.

Je le dis d’une façon un peu enfantine, exprès, pour que l’on comprenne bien. Mais c’est cela. J’en suis sûre parce que je l’ai observé en moi-même pendant très longtemps, et il a fallu... A cause de toute la formation subconsciente de l’enfance, à cause du milieu, de l’éducation, etc., il faut arriver à pousser au-dedans de ça (Mère touche son propre corps) cette conscience de l’Unité: de l’absolue, exclusive, unité du Divin – exclusive en ce sens que rien n’existe que dans cette Unité, même les choses qui nous paraissent les plus repoussantes.

Et c’est contre cela que Sri Aurobindo lutte parce que, lui aussi, il a eu celle éducation chrétienne, lui aussi a dû lutter. Et ces Apho-rismes sont le résultat – comme l’épanouissement en fleur – de cette nécessité de lutter contre une formation subconsciente. Et c’est cela qui produit ces questions (Mère prend un ton scandalisé): «Comment est-ce que Dieu peut être faible? Comment est-ce que Dieu peut être sot? Comment...» – Mais il n’y a rien d’autre que Dieu! Rien n’existe que Lui, il n’y a rien en dehors de Lui. Et simplement, ce qui nous paraît vilain, c’est parce que LUI ne veut plus que ce soit: Il est en train de préparer le monde pour que ce ne soit plus manifesté, que la manifestation passe de cet état à quelque chose d’autre; alors tout ce qui va sortir de la manifestation active, naturellement, au-dedans de nous, nous le repoussons avec violence. Il y a un mouvement de rejet.

Mais c’est Lui. Il n’y a pas autre chose que Lui! C’est cela, n’est-ce pas, qu’il faudrait se répéter du matin au soir, du soir au matin parce qu’on l’oublie toutes les minutes.

Il n’y a que Lui, il n’y a pas autre chose que Lui – rien n’existe que Lui, il n’y a pas d’existence sans Lui, il n’y a que Lui!

(silence)

Il y a un peu plus loin des réflexions... (Mère feuillette le texte et s’arrête à l’Aphorisme 68) ... oh! il dit des choses si jolies:

68 Le sens du péché était nécessaire pour que l’homme puisse se dégoûter de ses propres imperfections. C’est le correctif que Dieu apportait à l’égoïsme. Mais l’égoïsme de l’homme déjoue les stratagèmes de Dieu parce que l’homme s’intéresse médiocrement à ses propres péchés, tandis qu’il observe avec zèle les péchés des autres.

(Mère rit) C’est admirable!

En tout cas, voilà. Alors poser une question comme cela, c’est encore se mettre dans l’attitude de ceux qui font une distinction entre ce qui est Divin et ce qui n’est pas Divin, ou plutôt ce qui est Dieu et ce qui n’est pas Dieu. «Comment est-ce qu’il peut être faible?...» – C’est une question que je ne peux pas poser.

Je comprends bien. Mais on parle de la Lîlâ, du jeu divin, c’est donc qu’il est, en quelque sorte, en arrière, qu’il n’est pas vraiment «dans le coup» comme on dit, qu’il n’est pas vraiment dans le jeu, qu’il peut le regarder.

Si-si, Il l’est! Il l’est totalement. Le Jeu, c’est Lui-même.

On parle de Dieu, n’est-ce pas, mais il faudrait se souvenir qu’il y a toutes ces gradations de conscience, et quand nous parlons de Dieu et de son Jeu, nous parlons de Dieu dans son état transcendant, en dehors de tout, tous les degrés de matière, et quand nous parlons du «Jeu», nous parlons de Dieu dans son état matériel. Alors nous disons: Dieu transcendant est en train de regarder et de jouer (en Lui-même, par Lui-même, avec Lui-même) son jeu matériel.

Mais tout le langage – tout le langage! – est un langage d’Ignorance. Toute la façon de s’exprimer, tout ce que l’on dit et la façon dont on le dit est nécessairement de l’ignorance. Et c’est pour cela qu’il est si difficile d’exprimer quelque chose qui soit concrètement vrai; cela demanderait des explications qui, elles-mêmes, seraient pleines de fausseté (naturellement) mais enfin qui seraient extrêmement longues. C’est pour cela, quelquefois, que les phrases de Sri Aurobindo sont très longues, c’est justement quand il veut essayer de sortir de ce langage ignorant.

C’est la façon de penser qui est fausse!

Tous les croyants, tous les fidèles (ceux d’Occident en particulier), quand ils parlent de Dieu, pensent que c’est «autre chose»; ils pensent qu’il ne peut pas être faible, laid, imparfait, que c’est quelque chose d’immaculé – ils pensent faux: ils divisent. Ils séparent[3]. La «perfection», pour la pensée subconsciente (ce que j’appelle la pensée subconsciente c’est une pensée qui ne se réfléchit pas: on a l’habitude de penser comme cela instinctivement et on ne se regarde pas penser), et quand on dit «perfection» d’une façon générale, justement on voit ou on sent ou on postule l’ensemble de tout ce que l’on considère comme vertueux, divin, beau, admirable – mais ce n’est pas ça du tout! La perfection, cela veut dire quelque chose dans quoi il ne manque rien. La perfection divine, c’est une totalité. La perfection divine, c’est le Divin tout entier dans lequel il ne manque rien. La perfection divine, c’est l’ensemble du Divin, duquel on n’a soustrait aucune chose – alors c’est juste l’opposé! pour les moralistes, la perfection divine, ce sont toutes les vertus qu’ils représentent!

Au point de vue véritable, la perfection divine c’est le tout (Mère fait un geste global), et justement ce qui fait la perfection, c’est le fait que rien ne peut manquer dans ce tout[4]. Et par conséquent, on peut dire que chaque chose est à sa place, exactement ce qu’elle doit être, et que les rapports entre les choses sont exactement ce qu’ils doivent être aussi.

Mais la Perfection, c’est un côté pour aborder le Divin. L’Unité, on aborde d’un autre côté, et la Perfection, on aborde globalement: tout y est et tout est comme ce doit être – «doit être», c’est-à-dire expression parfaite du Divin (on ne peut même pas dire de Sa Volonté parce que si on dit «Sa Volonté», c’est encore quelque chose qui sort de Lui! )

On peut dire les choses comme cela (mais c’est très-très en dessous): Il est ce qu’il est et exactement comme Il veut être (avec le «exactement comme Il veut être», on est descendu d’un nombre considérable de marches!) Mais c’est pour donner cet angle de «perfection».

Et alors la perfection divine implique l’infini et l’éternité, c’est-à-dire que tout coexiste hors du temps et de l’espace.

(silence)

Quand je «marche» là-haut (pour le japa), il y a une série d’invocations ou de prières qui me sont venues[5] (je ne les ai pas choisies: cela m’a été dicté), dans lesquelles j’implore le Seigneur de manifester sa Perfection (et je conçois très bien l’imbécillité de mon expression, mais cela correspond à une aspiration[6]). Quand je parle de «manifester», je veux dire manifester dans ce qui, pour nous, est ce monde matériel, physique, c’est-à-dire sa transformation. Et à chacune de ces invocations, au moment où je la prononce, il y a le sens de l’approche, et c’est pour cela que, maintenant, je peux faire tous ces discours sur la Perfection, parce que la Perfection est l’une de ces approches. N’est-ce pas, je Lui dis: «Manifeste ceci, manifeste cela, manifeste Ta Perfection...» (il y en a long, il y en a beaucoup-beaucoup, cela me prend un bon moment), eh bien, chaque fois que je dis: «Manifeste Ta Perfection», j’ai une sorte de réalisation consciente (an awareness) de ce qu’est la Perfection: c’est quelque chose de global.

C’est comme le mot «pureté», on pourrait faire des discours interminables sur la différence entre la pureté divine et ce que les gens appellent pureté. La pureté divine, c’est (tout en bas) de n’admettre qu’une influence: l’Influence divine – tout en bas. (Mais ça, c’est déjà terriblement déformé.) La pureté divine c’est: il n’y a que le Divin, pas autre chose; c’est parfaitement pur, il n’y a que le Divin, il n’y a rien d’autre que Lui.

Et ainsi de suite.

C’est la troisième année (de japa), alors ça commence à être très clair.

* * *

Alors maintenant, qu’est-ce que nous allons faire?

Dis ton expérience.

Je risque de me répéter.

Non, jamais! chaque fois c’est une expérience, ce n’est jamais la même chose.

Oui, j’admire les gens qui ont la même expérience plusieurs fois – je n’ai jamais pu. Il y avait un temps où j’essayais: je me suis aperçue que c’était idiot, alors je n’essaie plus. Mais je n’ai jamais eu la même expérience deux fois – jamais pu. Les gens qui réalisent quelque chose et qui le gardent, je les admire beaucoup, je ne peux pas.

Oui, cette expérience que je t’ai racontée (du 24 janvier 61), le jour où je t’ai dit: «J’ai quelque chose à te dire», il m’est arrivé d’essayer de la ravoir, parce que c’était vraiment très plaisant – jamais pu. Et toujours, quand j’essaye (c’est-à-dire quand quelque chose en moi insiste pour retrouver l’expérience), toujours je vois un Sourire et quelque chose qui me dit: «Non-non! laisse-toi aller! Tu vas voir,

tu vas voir...» – Alors on se laisse aller. Bien, ça suffit. Ça te suffit! Et loi, qu’est-ce que tu fais?

Je relis «Savitri».

Heureux homme! J’aimerais le relire.

Et plus ça avance, plus ça devient admirable[7].

@

[1]. Des lettres de Sri Aurobindo où Il parle «de lui-même», de sa vie, son expérience ou son yoga.

[2]. La disciple qui, d’habitude, pose des «questions» à Mère sur les Aphorismes de Sri Aurobindo.

[3]. Cette dernière phrase n’a pas pu être enregistrée par suite d’une panne de courant.

[4]. Plus tard, Mère a précisé: «Il est impossible que quelque chose manque, parce qu’il est impossible qu’il y ait quoi que ce soit qui ne fasse pas partie de ce tout, rien ne peut être qui ne soit dans ce tout. Mais je le prends à son extrême limite de sens (pas en bas: tout en haut, à l’extrême limite du sens). Je m’explique: dans un univers donné, il se peut qu’il n’y ait pas tout, parce qu’un univers est un mode de manifestation; mais il y a tous les univers possibles. Et alors je reviens toujours à la même chose: il ne peut rien y avoir qui ne fasse partie de ce tout. Si nous donnons au Tout le nom de «Dieu», par exemple, il ne peut rien y avoir qui ne fasse pas partie de Lui. N’est-ce pas, les mots sont très en bas.» (Mère fait un geste par terre)

[5]. Voir Prières de la Conscience des Cellules, Agenda, tome I, p. 358.

[6]. Mère avait dit avant que «tout est comme ce doit être... le Divin est ce qu’il est et exactement comme Il veut être», on ne devrait donc pas avoir besoin d’«implorer» qu’il manifeste sa Perfection.

[7]. Il existe un enregistrement de cette conversation, à part ce dernier fragment qui manque.

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