6 juin 1961

(Mère arrive l’air lasse. Le disciple demande si elle est fatiguée:)

Non... J’avais fini la lecture du Véda et je voulais prendre La Vie Divine, mais comme je n’avais jamais lu On Himself[1], j’ai voulu le prendre et j’ai lu le premier chapitre qui concerne sa vie en Angleterre. Tout cela m’a paru... Oh! pourquoi parler de toutes ces choses avec Sri Aurobindo, pourquoi? C’est lui-même, je sais bien, qui a répondu (pas répondu à des questions, mais les gens avaient dit des choses inexactes sur lui, alors il avait rectifié), mais cela m’a donné une impression si pénible, si pénible!

Vraiment il faut absolument qu’on fasse quelque chose qui soit libre de tout cela: ce ramassis d’inutilités sur ce qu’était son père et ceci, et cela – pouah! je n’aime pas ces choses-là.

Oui, c’est un bric-à-brac complet. Il y a des lettres très importantes, mais elles sont mélangées à toutes sortes d’inutilités. A propos de cet examen de l’I.C.S., par exemple, on a l’air de faire un plaidoyer pour Sri Aurobindo, c’est ridicule[2]!

Oui, je ne m’occupais de rien quand cela a été publié. Ça m’a fait comme un malaise[3].

* * *

(Après le travail, Mère reste un long moment absorbée, puis parle:)

Au fond, c’est la subtilité du problème qui est ahurissante.

Tu prends des circonstances absolument identiques, à – même pas à un jour: à quelques heures d’intervalle – , des circonstances identiques (mêmes circonstances extérieures et mêmes circonstances intérieures, c’est-à-dire que «l’état d’âme» est le même; les circonstances de la vie, les mêmes; les événements, les mêmes; les gens, sans différence appréciable), et le corps (je veux dire la conscience cellulaire), dans un cas, sent une sorte d’eurythmie, d’harmonie générale, que tout est imbriqué d’une façon si merveilleuse, sans frottement, sans friction: tout marche, s’organise dans une harmonie totale. Et alors c’est une paix et une joie (ça n’a pas l’intensité des choses vitales, n’est-ce pas: c’est une chose physique), tout-tout est si harmonieux, et on a la sensation, vraiment, de l’organisation divine de toute chose, de toutes les cellules – tout est merveilleux et le corps se porte bien. Et puis, dans l’autre... Tout est semblable, la conscience est semblable et... alors c’est là, quelque chose échappe, mais cette perception (d’harmonie) n’est plus là. Pour quelle raison? – Ça, on ne comprend plus. Et alors le corps commence à fonctionner de travers. Pourtant, tout est absolument identique; je veux dire les conditions mentales, les conditions vitales, les conditions physiques, tout cela est identique, et tout d’un coup, tout paraît... meaningless, sans sens. On a tout de même la conscience, la pleine conscience de la Présence divine, et... on sent, quelque part, il y a quelque chose qui échappe, et tout devient – c’est comme si on courait après quelque chose qui s’échappe. Et ça n’a plus de sens. Et dans des conditions absolument identiques – peut-être même les mouvements du corps (je veux dire les mouvements fonctionnels) sont identiques, et on les sent désharmonieux (mais les mots sont beaucoup trop gros, c’est plus subtil que cela), sans sens, sans harmonie. Et qu’est-ce que c’est qui échappe? – On ne comprend pas. Qu’est-ce que c’est?

Hier, tout était si merveilleux! et tout était identique, absolument identique, dans le moindre détail.

Et c’est curieux, c’est arrivé après cette lecture du premier chapitre de On Himself; en lisant j’ai senti une sorte de malaise dans mon corps – si léger que c’était presque imperceptible, mais c’était un malaise; et la nuit a été comme cela, avec ce malaise. Pourquoi? Il n’y avait rien de changé dans la conscience.

De plus en plus j’ai l’impression de – quoi? comment expliquer cela?... une question de vibrations dans la Matière. C’est incompréhensible. C’est-à-dire que ça échappe tout à fait à toute loi mentale, toute loi psychologique: c’est quelque chose qui existe en soi.

Il y en a des points d’interrogation!

Plus on va dans le détail, plus cela devient mystérieux. On croit toujours qu’on a saisi; quand on dit des choses comme cela[4], on est bien gentil, on a l’air de savoir quelque chose, on dit – et puis quand on en vient à la pratique matérielle!...

C’est d’une subtilité! Ce serait presque... c’est presque comme si on était en bordure entre deux mondes. C’est le même monde et c’est – est-ce deux aspects de ce monde? je ne peux même pas dire cela. C’est pourtant le même monde; c’est tout le Seigneur, n’est-ce pas; c’est pourtant Lui et seulement Lui, mais c’est... Et c’est si subtil, si subtil: si on fait comme cela (Mère penche sa main légèrement à droite), c’est parfaitement harmonieux; si on fait comme cela (Mère penche un peu sa main à gauche), ouf! c’est... c’est à la fois absurde, meaningless, sans signification, et laborieux, pénible. Et c’est la même chose! Tout est la même chose.

Qu’est-ce qu’il y a?

On a tellement l’impression d’être en face de quelque chose qui échappe complètement à la compréhension, à la raison, à l’intelligence, à tout ce qui est mental, intellectuel (même le plus élevé); ce n’est pas ça, c’est... Et vraiment alors, si on prend du recul et que l’on emploie les grands mots, on dirait: tout ça (Mère penche sa main d’un côté) c’est la Vérité, et tout ça (de l’autre côté) c’est le Mensonge – et c’est la MÊME chose! Dans un cas on se sent porté – non seulement le corps mais le monde tout entier, toutes les circonstances – , porté, flottant dans une lumière béatifique vers une Réalisation éternelle; et dans l’autre cas, c’est comme ça (Mère fait le geste d’être sous un fardeau), abrutissant, lourd, douloureux – ex-ac-te-ment la même chose! presque les mêmes vibrations matérielles.

Et c’est tellement subtil et tellement incompréhensible qu’on a tout à fait l’impression que cela échappe TOTALEMENT à la volonté consciente, même la plus haute. Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce que c’est??

Peut-être, si on trouvait cela, on aurait tout – le Secret total.

(silence)

Ce doit être comme ça que la Vérité est devenue Mensonge. Mais «comme ça», qu’est-ce que c’est que ce «ça»?

(silence)

Et pourquoi est-ce cette lecture (On Himself) qui m’a donné ce malaise?

Oh! hier, c’était si joli! toute la journée – et tout-tout-tout était la même chose: toutes les circonstances, tout, la condition du corps, tout. On ne peut même pas dire que, dans un cas, le corps se portait bien et que, dans l’autre, il ne se portait pas bien – ce n’est pas vrai, c’était tout la même chose, tout la même chose. Mais dans un cas on flotte – on flotte dans une lumière béatifique qui vous, porte pour l’Éternité; et dans l’autre cas c’est comme si on marchait dans des sables mouvants... sans voir clair, sans comprendre, abruti, tout à fait abruti.

C’est pour cela que j’avais de la difficulté à t’écouter tout à l’heure (pendant le travail), parce que je suis tout le temps en face de ce problème, depuis la nuit dernière, toute la matinée. J’ai dû me... tu sais, faire comme ça (Mère ferme son poing, comme si Elle s’empoignait) pour venir et pour écouter. Je n’avais envie de voir personne, de rien faire, de... rester comme ça (Mère reste immobile, les deux bras pendants), jusqu’à ce que ça veuille bien s’expliquer.

Mais si tu m’avais vue hier... Je n’aurais probablement rien dit, mais c’était si joli! – exactement la même chose, les mêmes gens, les mêmes circonstances, les mêmes conditions du corps. Tout-tout-tout était pareil.

Mais ce malaise, est-ce que ce n’était pas des vagues universelles – quelque chose qui n’est pas personnel mais cosmique?

Oui, naturellement! c’est le Problème universel. Parce que ce n’est que cela qui m’occupe...

Quelque chose qui voile?

...Je suis là, comme ça, butée, devant ce fait: comment la Vérité est devenue Mensonge? Je ne me le demande pas intellectuellement, cela ne m’intéresse pas du tout! – C’est ça, ici, dans la Matière.

C’est double, c’est double.

Comment c’est arrivé? (mais pas «comment» comme ça, comme une histoire: le MÉCANISME). Et comment on sortira?

N’est-ce pas, toutes les choses qu’on a racontées, même toutes les choses que Sri Aurobindo a dites (c’est dans Savitri qu’il a dit le plus), tout cela c’est forcément... (comment appeler cela?) c’est du mental, c’est du super-intellectuel spiritualise. Mais c’est pas ÇA! C’est une forme, c’est une image, ce n’est pas... le fait concret.

(silence)

Et il y a une sorte de prescience que c’est seul le corps qui peut savoir, c’est cela qui est extraordinaire!

(silence)

Et quand le corps fait ce mouvement (geste de retrait des apparences physiques, en arrière) – comment appeler cela? ce mouvement de fusion (est-ce que c’est «fusion»?) n’est-ce pas, de ne plus être le corps: d’être le Divin – , il y a quelque chose qui... il y a une sorte d’abstraction de quelque chose (et encore ça, c’est trop concret). Et parfois ça réussit, ça flotte dans la Lumière; parfois c’est seulement partiel. Parfois toute la conscience intérieure est là, pleine et totale – et ici, ça reste comme ça, comme c’est, idiot, idiot, tout à fait idiot! aveugle, dans les sables mouvants, pénible (et ce n’est pas Une pensée, ce n’est même pas une sensation; je ne sais pas ce que c’est).

Et la volonté consciente ne peut rien . Peut rien. Tout ce qu’elle a pu faire, elle l’a fait, et elle continue de le faire à chaque minute, et c’est rien, c’est pas ÇA – qu’est-ce que c’est??

Ça, c’est vraiment un Secret. Quand ce sera trouvé, ce sera épatant.

Et on a en même temps une sorte de prescience, comme ça, comme une sensation à l’avance, d’une toute-puissance – de LA VRAIE Toute-Puissance. Et rien que ÇA peut vous satisfaire, rien d’autre – tout le reste, c’est... rien.

(Mère se lève pour sortir)

Voilà, petit.

Ne te fais pas de soucis.

Au fond c’est pour cela que je suis ici, non!? Ça DOIT se faire, ça doit se faire.

Mais c’est une besogne tout à fait dégoûtante.

Tout le yoga, tous les yoga, mon petit, c’est de l’amusement, oh! toutes les disciplines, c’est de la joie – mais c’est pas ÇA.

C’est de la sale besogne[5].

@

[1]. Les lettres autobiographiques de Sri Aurobindo.

[2]. Sri Aurobindo n’avait pas été admis à l’Indian Civil Service parce qu’il avait refusé de se présenter à l’épreuve d’équitation qui clôt l’examen.

[3]. L’enregistrement du début de cette conversation n’existe plus.

[4]. Mère fait allusion aux deux Entretiens du 19.6.57 et du 17.7.57 qu’Elle vient d’écouter pour le «Bulletin», où Elle parlait des causes des maladies et de l’utilisation de la volonté consciente dans le développement physique.

[5]. Il existe un enregistrement de cette conversation.

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