25 juillet 1962
(Le disciple lit à Mère un passage de son manuscrit sur Sri Aurobindo, concernant le silence mental.)
C'est très bien.
C'est gris.
C'est la fin du chapitre ? Et le prochain ?
Je ne sais pas justement.
Tu ne sais pas encore ?
Je voulais d'abord parler de la conscience (dire ce que c'est que la conscience), puis je m'aperçois qu'il vaut mieux d'abord parler du vital, parce que le vital... avant d'arriver à quoi que ce soit, il faut le tranquilliser.
Pas forcément.
Moi, je crois que je commencerais par la conscience et je ferais le vital après.
Mais si je parle de la conscience, je suis amené à parler de l'ascension de la conscience et donc du supraconscient. Alors est-ce que je peux parler de tout cela avant de parler du vital ?
Oui.
(silence)
En fait, si je vois quel a été l'ordre de mon yoga... Quand j'avais cinq ans (je devais avoir commencé avant mais le souvenir est un peu vague, il n'y a rien de précis), mais à partir de cinq ans, j'ai dans la conscience (pas le souvenir mental mais dans la conscience... comment dire ? c'est noté, la notation), eh bien, j'ai commencé par la conscience. Sans savoir du tout ce que c'était, bien entendu. Et la première expérience que j'ai eue, c'était celle de la conscience ici (geste au-dessus de la tête), que je sentais comme une Lumière et une Force, et que je sentais là (même geste) à cinq ans.

 

C'était une sensation très agréable: je m'asseyais dans un petit fauteuil qui avait été fait exprès pour moi et j'étais toute seule dans la chambre et je... (je ne savais pas ce que c'était, rien du tout, n'est-ce pas, rien-rien, mentalement zéro), et une sorte de sensation très agréable de quelque chose qui était très fort et très lumineux, et qui était là (au-dessus de la tête) : la Conscience. Et l'impression était: c'est ça que je dois vivre, que je dois être – naturellement pas tous ces mots, mais... (Mère fait un geste d'aspiration vers le Haut), et puis je tirais ça en bas, parce que c'était ça qui était... vraiment la raison d'être de moi.
C'est le premier souvenir que j'ai: cinq ans. Et ça a agi plutôt dans un sens éthique que dans un sens intellectuel. Et pourtant sous une forme intellectuelle aussi puisque, par exemple... N'est-ce pas, j'étais un enfant comme tous les autres apparemment, excepté que, paraît-il, j'étais difficile – difficile, c'est-à-dire pas intéressée par la nourriture, pas intéressée par les jeux ordinaires, n'aimant pas aller chez les camarades pour goûter parce que ce n'était pas du tout intéressant de manger des gâteaux ! Et impossible de me punir parce que je m'en fichais tout à fait: si on me privait de dessert, c'était plutôt un soulagement ! Mais refusant absolument de lire, d'apprendre à lire, refusant d'apprendre; et même très difficile au point de vue de la toilette parce que, étant entre les mains d'une Anglaise, on voulait me donner des bains froids, que mon frère acceptait très bien, mais moi je hurlais ! Plus tard, il a été prouvé – parce que le docteur l'a dit – que ce n'était pas bon pour moi, mais c'était beaucoup plus tard. Bon, voilà le tableau. Mais quand, avec les relations, les camarades, les amis, il y avait des difficultés et que je sentais toute la méchanceté ou la mauvaise volonté – toutes sortes de choses qui n'étaient pas jolies, qui venaient –, j'étais assez sensible, surtout parce que je portais instinctivement un idéal de beauté, d'harmonie, que toutes les choses de la vie choquaient; alors quand j'avais du chagrin, je me gardais bien d'aller dire quoi que ce soit à ma mère ou à mon père, parce que mon père s'en fichait complètement et ma mère me grondait – toujours, c'était la première chose qu'elle faisait. J'allais donc dans ma chambre et je m'asseyais sur mon petit fauteuil, et là je me concentrais et je tâchais de comprendre – à ma manière. Je me souviens qu'avec pas mal d'essais, probablement infructueux, le résultat était comme cela (je me parlais toujours à moi-même; je ne sais pas pourquoi ni comment mais toujours je me parlais à moi-même comme je parlais aux autres), et je me disais: « Voilà, tu as du chagrin parce que un tel t'a dit cette chose qui était vraiment dégoûtante, pourquoi ça te

 

fait pleurer ? pourquoi tu as du chagrin ? c'est lui qui a fait quelque chose de pas bien, c'est lui qui doit pleurer. Toi, tu ne lui as rien fait de mal... Est-ce que tu lui as dit des choses vilaines ? Est-ce que tu t'es battue avec elle ? ou avec lui ? – Non, tu n'as rien fait, n'est-ce pas; eh bien, comme tu n'as rien fait, tu n'as pas à avoir de chagrin. C'est seulement si tu avais fait quelque chose de mauvais qu'il faudrait avoir du chagrin, mais... » Donc, cela s'est établi très bien: je ne pleurais jamais. Avec un tout petit mouvement au-dedans, ou avec ce quelque chose qui disait: « T'as rien fait de mal », pas de chagrin.
La contre-partie était là: il y avait, s'accroissant de plus en plus, ce même «quelqu'un » qui observait et qui me disait, dès que j'avais dit un mot de trop, fait un geste de trop, eu une petite mauvaise pensée ou taquiné mon frère, ou n'importe quoi, la plus petite chose: «Tu vois, fais attention» (Mère prend un ton sévère). Alors là, d'abord je me lamentais, puis ça m'a appris: « Faut pas se lamenter: faut arranger, faut réparer. » Quand c'était réparable, je le faisais, et presque toujours c'était réparable – tout ça, à la dimension de l'intelligence d'un enfant entre cinq et sept ans.
Par conséquent, c'était la conscience.
Après, il y a eu tout le stade où l'on apprend et on se développe, mais tout cela sur le plan du mental ordinaire, c'est-à-dire les études1. J'ai voulu apprendre à lire par curiosité. C'est arrivé comme cela, je te l'ai déjà raconté peut-être ?... Mon frère revenait de l'école (c'était vers sept ans, un peu avant sept ans; mon frère avait dix-huit mois de plus que moi), il revenait avec de ces grandes images qu'on fait encore (tu sais, ces dessins pour les enfants, avec une petite chose écrite en dessous), il est revenu et il m'en a donné une. Je lui ai dit: « Qu'est-ce qui est écrit là ? » Il m'a dit: « Lis ! » Je lui ai répondu: «Sais pas.» – «Apprends ! » Alors je lui ai dit: « Bon, donne-moi les lettres. » Il m'a apporté un livre où il y avait les lettres pour apprendre l'alphabet. En deux jours, je le savais, et le troisième jour je commençais à lire. C'est comme cela que j'ai appris. « Oh ! ils me disaient, cet enfant est en retard ! Sept ans, elle ne sait pas encore lire, c'est dégoûtant. » N'est-ce pas, toute la famille se lamentait. Mais il se trouve qu'en une huitaine de jours,
1. Mère a précisé: « En fait, le stade de l'instruction était toujours un développement de la conscience: je n'apprenais pas par cœur, il fallait que je comprenne, et dès que j'avais compris quelque chose, je le savais. C'est-à-dire que toute l'étape de l'instruction peut passer dans celle du développement de la conscience parce que ce n'était pas encore intellectuel. »

 

j'ai su tout ce que j'aurais mis des années à apprendre – ça leur a donné à réfléchir !
Après, les études. J'étais toujours très brillante élève; toujours pour les mêmes raisons: je voulais comprendre. Là où les autres apprenaient par cœur, ça ne m'intéressait pas – je voulais comprendre. Et j'avais une mémoire ! une mémoire de sons et d'images, fantastique ! Il me suffisait de lire un poème à haute voix le soir; le matin, je le savais. Et quand j'avais étudié ou lu un livre et qu'on m'en parlait, je disais: « Ah oui ! c'est à telle page » – je retrouvais la page. Ça n'avait pas été fatigué, c'était en bon état. Mais enfin ça, c'est la période ordinaire.
Puis j'ai commencé très jeune (vers huit, dix ans), j'ai commencé à faire de la peinture – continuer mes études et faire de la peinture. À douze ans, je faisais déjà des tableaux: des portraits. Et toute une curiosité, un intérêt pour toutes les choses d'art, de beauté: musique, peinture. Et c'est une période de ma vie où il y a eu un très intense développement du vital, mais un développement dans le même sens que quand j'étais toute petite, avec une sorte de Guide intérieur, et c'était tout des études: étude des sensations, étude des observations, étude des exécutions, comparer, etc., et même: étude du goût, étude de l'odorat, étude de l'ouïe, avec toute une échelle d'observations. C'est-à-dire une sorte de classification des expériences. Et ça a continué avec tous les événements de la vie, toutes les expériences que la vie peut donner, tout-tout, toutes les expériences, n'est-ce pas, les misères, les joies, les difficultés, les souffrances, tout-tout – oh ! un champ ! Mais toujours avec « ça » dedans qui jugeait, décidait, classait, organisait et faisait une sorte de système.
Et puis, tout d'un coup, intrusion du yoga conscient avec la rencontre de Théon, à peu près à vingt-et-un ans, je crois. Changement d'orientation de la vie, tout un ensemble d'expériences, avec le résultat occulte du développement vital qui était intéressant.
Puis, période intensive de développement mental. Le développement mental dans tout ce qu'il a de plus complet: étude de toutes les philosophies, toutes les jongleries d'idées, et dans les moindres détails – entrer dans les systèmes, les comprendre. Il y a eu comme cela dix ans d'études mentales intensives, qui m'ont menée à... Sri Aurobindo.
Donc, j'avais toute cette préparation. Et je te raconte tous ces détails pour te dire que ça a commencé par la conscience – je savais très bien ce qu'était la conscience, même quand je n'avais aucun mot ou aucune idée pour l'expliquer –, la conscience et sa

 

puissance: sa puissance d'action, sa puissance d'effet. Après, développement du vital dans tout ce qu'il a de plus complet, avec une étude très détaillée. Puis, développement du mental jusqu'à son extrême limite là-haut, où on jongle avec toutes les idées, c'est-à-dire un développement mental où on a déjà compris que toutes les idées sont vraies et qu'il y a une synthèse à faire, et qu'il y a quelque chose qui est lumineux et vrai par-delà la synthèse. Derrière tout cela, il y avait la conscience qui continuait. Et je suis arrivée dans cet état, avec un monde d'expériences, et déjà l'union consciente avec le Divin là-haut et au-dedans – tout ça réalisé consciemment, noté et tout –, quand je suis arrivée à Sri Aurobindo.
Au point de vue shakti, c'est le cours normal: conscience, vital, mental, spirituel.
Maintenant, pour l'homme, c'est peut-être différent ? Je ne sais pas. Parce que Sri Aurobindo a été un cas très particulier, et à part lui, je ne vois personne qui puisse donner un exemple probant... Mais généralement, c'est la conscience physique qui est le plus développé, avec la conscience mentale; le vital: très impulsif et très peu gouverné. Ça, c'est mon expérience de toutes les centaines et les centaines de gens que j'ai rencontrés. Quand ils sont normaux: une puissance physique développée avec les jeux, les exercices, et, en même temps, un développement plus ou moins élevé, mais mental, très mental. Vital: très impulsif et très peu organisé, sauf chez les artistes, et encore... J'ai vécu dix ans avec les artistes et je me suis aperçue que c'était beaucoup un terrain en friche. J'étais avec tous les grands artistes de l'époque et j'étais la benjamine (c'était la fin du siècle dernier, le commencement de ce siècle, avec l'exposition universelle de 1900 et ceux qui, à ce moment-là, étaient des autorités au point de vue artistique), j'étais donc la benjamine de beaucoup, j'étais beaucoup plus petite qu'eux, ils avaient atteint les trente, trente-cinq ans, quarante ans, et moi, j'avais dix-neuf et vingt ans. Eh bien, j'étais beaucoup plus avancée qu'eux dans leur propre domaine – pas par ce que je faisais (j'étais un artiste tout à fait ordinaire), mais au point de vue conscience: observations, expériences, études.
Je ne sais pas, mais il me semble que le problème de la conscience doit venir d'abord.
J'avais commencé comme cela.
Eh bien, je crois. Ce qui m'est arrivé dans la vie est très-très logique (ce n'était pas moi, je ne décidais rien: à cinq ans on ne

 

décide pas), c'était très-très logique. Chaque chose était préparée par ce qui précédait.
Mais qu'est-ce que c'est que cette conscience que l'on sent en soi comme une force ? Par exemple, en méditation, quelquefois ça monte, ça descend, ce n'est pas posé. Qu'est-ce que c'est que cette conscience-là ?
C'est la Shakti !
Il y en a qui la reçoivent comme cela, d'en haut; pour d'autres, ça monte d'en bas (geste à la hase de la colonne vertébrale). C'est ce que je t'avais dit une fois, que tout le vieux système procède toujours de bas en haut, tandis que Sri Aurobindo tirait de haut en bas. Et c'est très clair dans les méditations (enfin le yoga, les expériences): pour eux, c'est toujours la base de la koundalinîet ça monte de centre en centre, de centre en centre, avec « éclosion » ici (geste au sommet de la tête et un peu d'ironie pour «l'éclosion»). Avec Sri Aurobindo, ça vient comme cela (geste de Puissance descendante) et puis ça s'établit là (au-dessus de la tête), ça entre, et de là ça descend, ça descend, ça descend, partout, jusqu'en bas, jusque sous les pieds: le subconscient, et encore plus bas: l'inconscient.
C'est la Shakti. N'est-ce pas, lui, ce qu'il disait (je suis encore en train de le traduire), c'est que quand on prend la shakti en bas, comme justement on la prend individuellement, c'est une shakti qui est déjà voilée si l'on peut dire (elle a son pouvoir mais elle est voilée), tandis que si on prend la Shakti là-haut, c'est la Shakti PURE, et si on peut la faire descendre avec assez de précautions et assez lentement pour qu'elle ne soit pas (comment dire ?) polluée, ou en tout cas obscurcie en entrant dans la matière, alors tout de suite le résultat est bien meilleur. Tandis que si on commence par ce sentiment de grand pouvoir en soi (parce que n'importe où elle s'éveille, c'est toujours un grand pouvoir), il y a toujours le danger du mélange avec l'ego, comme il l'a expliqué. Tandis que si elle vient pure et qu'on ait bien soin de la garder pure, c'est-à-dire de ne pas précipiter le mouvement afin qu'elle purifie à mesure qu'elle descend, la moitié du travail est fait.
C'est un problème. Quand on prend contact avec le Supracons-cient et que ça sort d'ici, au sommet du crâne, c'est quelque chose qui monte d'en bas pourtant. Alors c'est un autre mouvement, un mouvement ascendant... ?

 

C'est la conscience du jiva [âme]. C'est la conscience personnelle, individuelle.
C'est quelque chose qui grandit...
C'est la conscience individuelle. Généralement, dans l'aspiration, c'est toujours une expression de l'être psychique, c'est-à-dire de ce qui s'est organisé autour du centre divin, de la petite flamme divine qui est à l'intérieur de l'être humain – dans chaque être humain, il y a cette flamme divine, n'est-ce pas, et petit à petit, à travers toutes les incarnations et tout le karma, et tout ça, il y a un être qui s'organise et que Théon appelait l'«être psychique»; et quand l'être psychique est arrivé à sa pleine formation, il est pour ainsi dire le revêtement, une espèce de revêtement corporel, ou en tout cas individuel, de l'âme. De l'âme qui est une portion du Suprême – le jiva est la forme individuelle du Suprême. Et comme il n'y a qu'un Suprême, il n'y a qu'un jiva, mais des millions de formes individuelles. Et autour de ce jiva, qui commence par être une étincelle divine, qui est immuable, éternel, infini aussi (infini dans ses possibilités plutôt qu'infini dans sa dimension), à travers toutes les incarnations, petit à petit, se cristallise autour de lui tout ce qui a reçu l'Influence divine et répond à l'Influence divine, et il devient, à la fois, de plus en plus conscient et de plus en plus organisé. Ça finit par devenir un être individuel tout à fait conscient, maître de lui-même et absolument mû par la Volonté divine. C'est-à-dire une expression individuelle du Suprême. Ça, c'est ce que nous appelons « être psychique ».
Et généralement, ceux qui font un yoga ont, ou bien un être psychique complètement développé, indépendant, et qui est revenu dans la vie afin de faire le travail du Divin, ou bien un être psychique qui est dans sa dernière incarnation et qui veut achever sa formation, se réaliser lui-même.
C'est ça qui aspire, c'est ça qui a le contact.
Et alors, quand on dit: « Prenez conscience de votre être psychique», c'est pour que l'être formé par la Nature extérieure entre en contact avec la Présence divine à travers l'être psychique. Et l'être psychique prend le gouvernement de l'être, et c'est, au fond, l'Instructeur intérieur... N'est-ce pas, quand j'étais toute petite, cette «personne » (ce n'était pas une personne: c'était une conscience et une volonté qui s'exprimaient), c'était vraiment la présence psychique – il y avait autre chose derrière, mais ça, c'est un cas plus spécial. Mais ce qui m'est arrivé est arrivé à tous ceux qui ont un être

 

psychique qui s'est incarné volontairement. Et l'être psychique prend la direction de la vie, et si vous le laissez faire, il organise TOUTES les circonstances – ça c'est merveilleux !... Je l'ai vu (pas seulement pour moi mais pour tant de gens qui aussi avaient des êtres psychiques conscients): tout est organisé en vue de – pas du tout de votre satisfaction égoïste personnelle –, mais de votre progrès final, votre réalisation finale. Et toutes les circonstances de la vie sont comme cela, même ce que vous appelez des circonstances «catastrophiques», pour vous mener aussi vite que possible là où vous devez aller.
Toi, c'est plus qu'un être psychique: l'être psychique est accompagné de quelque chose, comme je te l'ai dit, qui est venu dans un but spécial, et qui est venu des régions que Sri Aurobindo appelle l'Overmind [Surmental], des régions supérieures au mental, avec une puissance intellectuelle particulière – une puissance lumineuse, consciente, particulière –, pour une oeuvre spéciale. Ça, c'est là (geste enveloppant la poitrine et la tête), et avec le psychique, ça essaye d'organiser tout. Ce que tu sens, c'est ça dans ton psychique. Ça doit avoir une grande puissance, tu dois sentir une sorte de force lumineuse ?
Oh ! je sens, oui.
Oui, c'est ça.
C'est pour cela que je n'arrive pas à distinguer la Force qui vient d'en haut et celle qui vient de l'intérieur.
Il y a un moment où on ne fait plus la distinction1.
C'est pour cela que j'ai de la difficulté à en parler, parce que je ne sais pas ce qui est d'en haut ou d'en bas.
Parler...
Tout ce que je viens de te dire, tu sais, c'est... On a toujours l'impression d'être « sur le point de », ou « à peu près », ou « presque »; il y a quelque chose qui est en bordure et qui est toujours en
1. Bien entendu ! On peut y toucher en se trempant la tête dedans, ou le bout des pieds, mais c'est un même fleuve de Force dans lequel tout baigne (sauf par les murs de notre mental). Il y a des moments, ou des endroits, où l'on est moins dur, alors ça «entre» naturellement par là. Et on dit: c'est la Shakti «d'en haut» ou la Shakti « d'en bas », ou du « dedans ». Mais quand les murs sont tombés, il n'y a plus de haut ni de bas, on trempe dedans carrément.

 

tangente de la Vérité – c'est jamais le point, c'est toujours à côté. Dès qu'on parle, c'est un à peu près.
Il faudrait tout dire en même temps.
Oui, c'est ça. Mais c'est pour cela ! il faut tout dire en même temps, comment on peut ?? Voilà, c'est exactement ça.
Je vois bien pour écrire... il faudrait une expression globale.
Mais Sri Aurobindo le dit tout le temps ! Dès qu'on se met à décrire, ça fait comme ça (geste, un pas après l'autre), et de la minute ou ça fait comme ça, c'est plus ça !
Il faut en prendre son parti.
Non, écrire, ce n'est pas satisfaisant, tu sais, ce n'est pas un moyen d'expression... La musique ?
Pas beaucoup mieux. La peinture, c'est pire. Non...
(silence)
Je me suis demandé: peut-être un être humain qui aurait développé un organe vocal exceptionnellement puissant et qui pourrait consciemment brancher ce qu'il veut dire ou ce qui doit s'exprimer, simplement avec l'organe, la voix, et puis la laisser sortir sous cette Influence, ce serait peut-être la seule chose qui s'approcherait du vrai.
J'ai eu des petits moments d'expérience comme cela; mais même là, ça m'a paru un peu pauvre – un peu pauvre, il y a tout un domaine qui échappe... Je me souviens du temps où le 31 décembre à minuit, je me mettais à l'orgue, sans savoir le moins du monde ce que j'allais jouer ni ce que j'allais chanter, et je laissais la Force venir – ça jouait, et puis le son, la voix venaient, et puis dans la voix, des mots. Je n'écrivais pas d'avance. Et c'est parce que les gens se sont mis à noter ce que je disais (naturellement ils notaient de travers) que j'ai pris l'habitude, après, d'écrire. Mais c'est seulement très longtemps après que j'ai commencé à écrire d'avance, quand j'ai cessé de venir à minuit. Mais les premières fois (Sri Aurobindo était là, il y a très longtemps), c'était comme cela: je ne savais ni ce que j'allais jouer ni ce que j'allais dire. Et c'était d'abord le son, puis la voix, et puis, dans la voix, des mots. C'est-à-dire que

 

c'était comme quelque chose qui se rassemblait, qui se concrétisait. C'était assez puissant, mais incomplet. Incomplet.
(silence)
Au fond, il faudrait pouvoir ajouter à ça des jeux de lumière. Mais pas des jeux artificiels.
(long silence)
Le maniement conscient et volontaire de certaines vibrations lumineuses, ajouté au son.
Mais là-dedans, la pensée (la pensée telle que nous la concevons maintenant) est une chose beaucoup plus matérielle. La pensée, la formule en mots, c'est beaucoup plus bas dans l'échelle.
Il y a des pensées... Est-ce que ce sont des pensées ?... C'est plus haut que l'idée, beaucoup plus haut que la pensée, beaucoup plus haut que l'idée... C'est la VISION DE LA CONNAISSANCE, dans un domaine extrêmement lumineux où les vibrations sont très précises et très fortes, et c'est ça évidemment qui, dans la descente, se traduit par des sons et des mots (mais ça, c'est très en bas). Si on le donnait dans la forme la plus proche de l'Origine, ce sont des vibrations lumineuses.
Mais l'esprit humain s'empare de tout et puis il en fait une copie !
Il fait une copie: tous ces jeux de lumière, tout ce qu'on fait maintenant... C'est comme ce goût du théâtre, ce goût du cinéma. Et pourtant ça a son effet, n'est-ce pas ? Mais c'est une copie.
Nous sommes des singes.
(long silence)
Mon petit, je crois ne pas me tromper: commence par la conscience.
Et ne t'amuse pas à noter tout ça, ce n'est pas la peine.
Mais si, c'est intéressant ! Je le fais l'après-midi, et le matin je travaille.
Pour que ce soit intéressant, il faudrait que ce soit systématique, avec des exemples. Mais ce serait une interminable histoire...
Mais les périodes de la vie ont été aussi claires que possible, nettement délimitées, préparant tout pour mon arrivée ici.
Il y a beaucoup-beaucoup de choses de ma vie qui ont complètement disparu – je ne les sais plus, c'est parti de la conscience; et c'est tout ce qui était inutile. Mais la vision est très claire de tout ce

 

qui préparait justement le jiva pour son action ici. Avant même de venir, de partir pour rencontrer Sri Aurobindo, j'avais réalisé tout ce qu'il fallait réaliser pour pouvoir commencer son Yoga. C'était tout prêt et classé, organisé – magnifique ! Avec une superbe construction mentale ! qu'en cinq minutes il a jeté par terre.
Oh ! comme j'étais heureuse ! ouf !... Ça, ça a été vraiment la récompense ce tous mes efforts.
Rien ! je ne savais plus rien, je ne comprenais plus rien à rien, il n'y avait plus une idée dans ma tête ! Tout ce que j'avais élaboré avec toutes mes expériences et tant d'années (j'avais plus de 35 ans je crois) de yoga conscient, de yoga pas conscient, de vie, d'expériences vécues, classées, organisées (oh ! c'était un monument !) ploff ! tout par terre. Ça, c'était magnifique. Je ne le lui ai même pas demandé.
J'avais essayé d'avoir le silence mental total: n'est-ce pas, cette espèce de repos mental dont il parle (lorsqu'on l'a, tout peut passer à travers votre tête, ça ne bouge rien – ce que tu viens de décrire1), ça, je n'avais pas réussi. J'avais essayé mais je n'avais pas pu. Quand je voulais être silencieuse, je pouvais; dès que je recommençais à ne pas penser seulement à ça, à ne pas vouloir seulement ça, c'était l'invasion; et alors il fallait recommencer tout le travail.
Je lui ai seulement dit ça (pas en grands détails, quelques mots). Puis je me suis assise près de lui et il a commencé à parler avec Richard: du monde, du yoga, de l'avenir, de toutes sortes de choses, de tout ce qui allait se passer (il savait que la guerre allait éclater; c'était en 1914, la guerre a éclaté au mois d'août et il le savait à ce moment-là, c'est-à-dire fin mars, commencement avril). Bon. Et ils parlaient, ils parlaient, ils parlaient; ils parlaient tous les deux – de grandes spéculations. Moi, ça ne m'intéressait pas du tout, je n'écoutais pas. C'étaient toutes des choses qui appartenaient au passé, j'avais vu tout ça (moi aussi, j'avais eu mes visions et mes connaissances). Je me suis assise à côté de lui, simplement, comme
1. Une lettre de Sri Aurobindo que le disciple citait dans son manuscrit: « La substance mentale est tranquille, si tranquille que rien ne peut la troubler. Si les pensées ou les activités viennent, elles ne jaillissent pas du tout du mental: elles viennent du dehors et traversent le mental comme une bande d'oiseaux traverse le ciel dans l'air immobile. Elles passent, ne dérangent rien, ne laissent pas de traces. Même si un millier d'images ou les événements les plus violents nous traversaient, l'immobilité tranquille resterait, comme si la texture même du mental était faite d'une substance de paix éternelle et indestructible. Le mental qui est parvenu à ce calme peut commencer à agir, il peut même agir intensément et puissamment, mais il gardera toujours cette immobilité fondamentale, ne mettant rien en mouvement par lui-même, recevant d'En-Haut et donnant à ce qu'il a reçu une forme mentale sans rien y ajouter de son cru, calmement, impartialement, mais avec la joie de la Vérité et avec la puissance heureuse, la lumière de son passage. » (Cent. Ed. XXIII. 637)

 

cela, par terre (il était assis sur un chaise, avec une table devant lui, et de l'autre côté de la table, il y avait Richard, et puis ils parlaient), moi, je n'écoutais pas, j'étais assise. Je ne sais pas combien de temps ils sont restés, mais tout d'un coup, j'ai senti en moi comme une grande Force – une paix ! un silence ! massif. C'est venu, fait comme cela (Mère balaye son front), descendu comme ça, et ça s'est arrêté là (geste à la poitrine)1. Alors quand ils ont eu fini de parler, je me suis levée, et puis je suis partie. Et puis je me suis aperçue que je n'avais plus une pensée – que je ne savais plus rien, que je ne comprenais plus rien, que j'étais absolument dans un BLANC complet. Alors j'ai rendu grâce au Seigneur et j'ai remercié Sri Aurobindo dans mon cœur.
Et j'ai pris grand soin de ne rien déranger; je l'ai gardé comme ça (je ne me souviens plus mais c'était quelque chose comme huit ou dix jours). Rien, n'est-ce pas, pas une idée, pas une pensée, plus rien – un BLANC complet. C'est-à-dire, au point de vue extérieur, l'idiotie totale.
Moi, j'étais dans ma joie intérieure – bougeais pas, bougeais rien. Je parlais aussi peu que possible et c'était comme une mécanique, ce n'était pas moi. Et puis lentement-lentement, comme si ça tombait goutte à goutte comme cela, de nouveau quelque chose s'est construit. Mais ça n'avait pas de limites, ça n'avait pas... c'était grand comme l'univers et c'était merveilleusement tranquille et lumineux. Ici (la tête), rien, mais LÀ (geste au-dessus de la tête), et puis de là ça a commencé à voir tout.
Et ça ne m'a jamais quittée – ça, tu sais, au point de vue de la preuve du pouvoir de Sri Aurobindo, c'est incomparable ! Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu d'exemple (comment dire ?) d'une réussite si totale – un miracle. Ça ne m'a JAMAIS quittée; j'ai été au Japon, j'ai fait un tas de choses, j'ai eu toutes les aventures possibles, même les plus désagréables, ça ne m'a jamais quittée – tranquille-tranquille-tranquille...
Et c'est lui qui l'a fait, entièrement. Je ne le lui ai même pas demandé, il n'y avait pas d'aspiration, rien (il y avait des efforts précédents; je savais qu'il fallait que ça vienne, c'est tout), mais ce jour-là, je ne lui en avais pas parlé, je n'y pensais pas, je ne faisais rien, j'étais seulement assise. Et lui, extérieurement, il avait l'air d'être tout occupé de sa conversation, de ceci, de cela, de ce qui allait se passer dans le monde, etc..
I. Mère a précisé: « Ça englobait les trois centres du mental actif [front, entre les sourcils et gorge]. »

 

C'est comme cela que je comprends les choses.
Mais je n'ai jamais pu le faire pour quelqu'un comme cela. De cette façon-là, avec cette plénitude-là, jamais-jamais... C'est fantastique ! c'était formidable !... Vraiment, on peut dire que c'est seulement le Seigneur qui peut faire cela, il n'y a que Lui. Sans le moindre effort, sans même l'air d'avoir... il n'avait même pas l'air de s'être concentré, rien, n'est-ce pas, simplement comme ça.
Tu ne l'as jamais rencontré ?
Si, j'ai eu un «darshan». Ah ! tu l'as vu.
Et puis j'ai eu une expérience, la première année de mon séjour (je ne savais pas que c'était une expérience d'ailleurs...)
Ah!
La première année de mon séjour, une nuit, il est venu, et puis il a posé sa main sur mon cœur, et j'ai pleuré-pleuré-pleuré dans mon rêve... Et après je me suis dit: « Quelle drôle d'imagination j'ai eu là. » Je pensais que c'était de l'imagination !
Oh ! mon petit, mais c'est admirable !
Il a posé la main sur mon cœur et je pleurais, je pleurais tant que je pouvais dans mon rêve.
C'est psychique. C'est le contact psychique. Oh ! alors... ça ne va pas être si difficile. Bon – bon.
Ceux qui l'ont vu, ça fait tout de même une différence. Je l'ai vu une fois, j'ai eu un darshan en 1948. C'était quand Baron1 était là, oh !
Tiens, c'est intéressant. En 48... ah ! il était bien portant encore. Il avait eu sa jambe cassée. Tu es resté ici jusqu'à quand, la première fois ?
1. L'ancien gouverneur de l'« Inde française », avec lequel le disciple était venu au gouvernement de Pondichéry. En fait, nous croyons bien que c'est en 1946 et non 1948 que nous avons vu Sri Aurobindo.

 

Jusqu'en 1949, je crois.
Oh ! alors lui aussi savait que tu étais prédestiné. S'il t'a vu, il l'a su. C'est bien.
C'est bien, petit, c'est bien, ne te tourmente pas ! (Mère rit) Il est tard.
Tu veux du fromage ?
Non, tu m'en as donné, j'en ai plein !
Je te dis ça parce que c'est la seule chose que j'aie ! (Mère rit) Alors samedi, avec la «conscience».
Eh bien oui, peut-être1.
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