14 janvier 1963
Alors? tu m'apportes une question sur ces aphorismes? Il n'y a pas beaucoup de questions à poser. 1. Il existe un enregistrement de cette conversation.

 

Je compte sur la question pour déclencher le mouvement, parce que, pour le moment, il n'y a rien.
Et c'est de plus en plus comme cela: je sais ce qu'il faut faire au moment de le faire, je sais ce qu'il faut dire au moment de le dire. Je n'essaye pas, mais même, une ou deux fois, j'ai essayé pour voir – ça ne sert à rien du tout: rien ne vient. Et puis quand ça doit venir, ça vient comme si on ouvrait un robinet – pas d'effort, rien à faire, ça vient.
Alors, pour le moment: rien.
Relis-moi cet aphorisme.
81 – Le rire de Dieu est parfois grossier et indécent pour des oreilles pudibondes; il ne Lui suffit pas d'être Molière, Il se veut aussi Aristophane et Rabelais.
82 – Si les hommes prenaient la vie moins au sérieux, ils pourraient bien vite la rendre plus parfaite...
Tiens!...
... Dieu ne prend jamais Son travail au sérieux; c'est pourquoi nous avons le spectacle de cet univers prodigieux.
Alors ta question?
On peut se demander en quoi le fait de prendre les choses au sérieux a empêché que la vie soit plus parfaite?
(Après un long silence) La vertu a toujours passé son temps à supprimer des choses de la vie et (riant) si l'on avait mis ensemble toutes les vertus des différents pays du monde, il resterait fort peu de chose dans l'existence!
La vertu prétend rechercher la perfection, mais la perfection est une totalité. Alors les deux mouvements se contredisent: une vertu qui élimine, qui réduit, qui fixe des limites, et une perfection qui admet tout, qui ne rejette rien mais qui met chaque chose à sa place, ne peuvent évidemment pas s'entendre.
Prendre la vie au sérieux consiste généralement en deux mouvements: le premier est de donner de l'importance à des choses qui, probablement, n'en ont pas, et le second de vouloir que la vie soit

 

réduite à un certain nombre de qualités qui sont considérées comme pures et dignes d'existence. Chez certains (ceux, par exemple, dont Sri Aurobindo parle ici: les «pudibonds» ou les puritains), cette vertu devient sèche, aride, grise, agressive, et elle trouve des fautes presque partout dans ce qui est joyeux, libre et heureux.
Le seul moyen de rendre la vie parfaite (j'entends ici la vie sur terre, bien entendu), c'est de la regarder d'assez haut pour la voir dans son ensemble, non seulement dans sa totalité présente mais dans l'ensemble du passé, du présent et de l'avenir: ce qu'elle a été, ce qu'elle est, ce qu'elle doit être – il faut être capable de tout voir à la fois. Parce que c'est le seul moyen de tout mettre à sa place. Rien ne peut être supprimé, rien ne DOIT être supprimé, mais chaque chose doit être à sa place dans une harmonie totale avec le reste. Et là, toutes ces choses qui semblent si «mauvaises», si «répréhensibles», si «inacceptables» à l'esprit puritain, deviendraient les mouvements de joie et de liberté d'une vie totalement divine. Et alors rien ne nous empêcherait de savoir, de comprendre, de sentir et de vivre ce Rire merveilleux du Suprême qui prend une joie infinie à se regarder vivre infiniment.
Cette joie, ce Rire merveilleux qui dissout toutes les ombres, toutes les douleurs, toutes les souffrances... Il suffit de rentrer en soi assez profondément pour trouver le Soleil intérieur, se laisser baigner par lui. Et alors tout n'est plus qu'une cascade de rire harmonieux, lumineux, solaire, qui n'admet plus nulle part l'ombre et la douleur.
En fait, même les plus grandes difficultés, même les plus grands chagrins, même les plus grandes douleurs physiques, si on peut les regarder de cette place-là, en se tenant là, on voit l'irréalité de la difficulté, l'irréalité du chagrin, l'irréalité de la douleur – et tout n'est plus que vibration joyeuse et lumineuse.
C'est au fond le moyen le plus puissant de dissoudre les difficultés, de surmonter les chagrins et de faire disparaître les douleurs. Les deux premiers [difficultés, chagrins] sont relativement faciles (je dis relativement), le dernier [douleur] est plus difficile parce qu'on est habitué à considérer le corps et ce qu'il sent comme extrêmement concret, positif – mais c'est la même chose, c'est simplement parce qu'on ne nous a pas appris et nous n'avons pas pris l'habitude de regarder notre corps comme quelque chose de fluide, de plastique, d'incertain, de malléable. Nous n'avons pas appris à y introduire ce Rire lumineux qui dissout toutes les ombres et toutes les difficultés, tous les désaccords, toutes les désharmonies, tout ce qui grince, qui crie et pleure.

 

(silence)
Et ce Soleil – ce Soleil du rire divin –, il est au centre de toute chose, la vérité de toute chose. Ce qu'il faut, c'est apprendre à le voir, à le sentir, à le vivre.
Et pour cela, fuyons les gens qui prennent la vie au sérieux, ce sont les êtres les plus ennuyeux du monde!
C'est tout.
Mais c'est vrai. L'autre jour, je te parlais de ces difficultés cellulaires; j'ai remarqué: dès que ça commence, je commence à rire! Et quand il y a quelqu'un là, si je lui dis gravement la difficulté, ça va de mal en pis; si je me mets à rire et que je le dise en riant, ça s'évapore. Au fond, c'est affreux de prendre la vie au sérieux! C'est affreux. Les gens qui m'ont donné le plus de difficultés, ce sont toujours ceux qui ont pris la vie au sérieux.
Même ces jours-ci, j'ai eu cette expérience. Tout ce qui me vient des gens qui ont consacré leur vie à la «vie spirituelle», les gens qui font un yoga comme on faisait le yoga avant, qui sont très graves, qui voient des adversaires partout, des obstacles partout, des choses qu'il ne faut pas faire partout, des interdictions partout, oh! comme ils compliquent l'existence et... comme ils sont loin du Divin. Je voyais ça l'autre jour avec quelqu'un que tu sais. Avec ces gens-là, il ne «faut pas» faire ceci, «faut pas» faire cela, «faut pas...», à cette heure-ci, on ne «doit pas» faire cela; ce jour-là, on ne «doit pas» faire ceci; il ne «faut pas» manger cela, il ne faut pas... Et puis, surtout, surtout, ne mélangez pas votre vie ordinaire avec votre vie sacrée, oh! – et puis on creuse un abîme.
C'est juste, juste l'opposé de ce que je sens maintenant: n'importe quoi arrive, quelque chose ne va pas bien avec le corps, quelque chose ne va pas bien avec les gens, quelque chose ne va pas bien avec les choses – immédiatement, le premier mouvement: «Ô mon doux Seigneur, mon Bien-Aimé!» Et je ris! Et puis tout va bien. Et alors j'ai fait ça l'autre jour (c'est spontané, c'est instantané, ce n'est pas réfléchi, ce n'est pas voulu, ce n'est pas combiné, rien-rien – ça vient comme ça), et l'autre jour c'est arrivé (je ne me souviens plus des détails, mais c'était dans une circonstance qui apparemment était tout à fait peu sacrée), et je me suis vue, et j'ai commencé à rire; j'ai dit: «Voilà! mais moi, je n'ai pas besoin d'être sérieuse! je n'ai pas besoin d'être grave!»
Dès que ça vient (Mère prend un air grave), je me méfie, je me dis: «Oh! il y a quelque chose qui ne va pas; il doit y avoir une influence, quelque chose qui est entré dans l'atmosphère et qui ne

 

devrait pas y être.» Tous ces remords, tous ces regrets, toutes ces... oh là! là! le sens de l'indignité, le sens de la faute. Et puis, si nous allons un peu plus loin, le sens du péché – non, ça!... il me semble que ça appartient à un autre âge, un âge d'obscurité.
Mais surtout ça, toutes ces interdictions. Par exemple, je te cite une déclaration de X qui m'a été rapportée par une troisième personne: «Je vais faire un poudjâ spécial pour aider à faire venir de l'argent. Je préparerai un yantram1 spécial pour faire venir l'argent. Mais surtout, ne dites rien [à Mère], ne faites rien et ne donnez rien avant le 14 janvier, parce que jusqu'au 14 janvier, je ne sais quelle planète est en opposition avec je ne sais quelle autre planète (Mère rit), et alors toutes les choses vont vers la chute et ne réussissent pas; mais après, cette planète sera en ascension et alors tout réussira»! (Mère rit) Quelque chose en moi a dit spontanément («quelque chose», enfin quelqu'un) a dit en moi spontanément, immédiatement: «Pourquoi? mais je peux toujours entendre!» Et j'ai ri. Alors on a cru que je me moquais de lui – je ne me moque pas: je ris, ce n'est pas la même chose!
Voilà, mon petit, c'est tout2.
Tu peux me lire encore un autre aphorisme. Celui-là est suffisant, c'est réglé!
Le suivant, c'est quoi?
83 – La honte a des résultats admirables et nous ne saurions guère nous en passer tant en morale qu'en esthétique; ceci dit, elle n'en est pas moins un signe de faiblesse et une preuve d'ignorance.
C'est la même chose! C'est ce que j'ai dit à la fin: le sens du péché, les regrets, les remords, tout ça, oh!... Ça suffit, non?
(Puis Mère regarde la liste de ses prochaines entrevues et des «fêtes» ou anniversaires à souhaiter.)
Le 2 février, c'est la fête de C, alors je vais lui donner une méditation, parce que ce sont des gens encore qui croient à la méditation! (Mère rit)
1. Yantram: dessin rituel qui sert à «capturer» les forces.
2. Les quelques lignes suivantes ont été omises de l'enregistrement magnétique.

 

Mais c'est devenu un petit champ d'expériences assez amusant. Parce que maintenant, j'écris des cartes aux gens, alors j'ai beaucoup de cartes, des quantités de genres innombrables1 (C passe son temps à les fabriquer), et maintenant, automatiquement, au moment où je dois écrire une carte à quelqu'un, ce n'est pas ce que j'ai décidé d'avance (parce que quelquefois c'est décidé d'avance), c'est à la dernière minute: «C'est cette carte-là qu'il faut que je fasse et c'est ça qu'il faut dire.» Je n'ai pas à me tracasser: ça vient juste au moment; alors je n'ai plus qu'à me lever, à trouver la carte et à écrire, et puis c'est fini. On me dira (justement ces gens qui ont une «vie spirituelle»): «Comment! pour une chose qui a si peu d'importance, en faire le sujet d'une expérience spirituelle!» Et c'est pour toutes les petites choses: l'objet qu'il faudra utiliser, le parfum qu'il faudra mettre, le sel de bain, toutes sortes de choses «futiles», «légères», «sans importance»: «Comment peut-on!...» Je ne me donne même pas la peine de chercher ou de... (penser, Dieu merci! je ne pense pas), mais ça vient: ça, ça, ça. Pas dit: su. Ce n'est même pas dit, on ne me dit pas: «Fais ça», jamais; c'est su: «Ah! c'est ça, voilà!» Et je choisis, je fais – c'est très confortable!
C'était justement l'expérience (depuis très-très longtemps, de nombreuses années), mais concrète, dans les cellules du corps, ces jours derniers. Il n'y a pas des «choses» où le Seigneur est là et des «choses» où Il n'est pas là – il y a des imbéciles qui le croient! Mais Il est toujours là; Il ne prend rien au sérieux, Il s'amuse de tout; et Il joue avec vous, si vous savez jouer – vous ne savez pas jouer, les gens ne savent pas jouer. Mais comme Il sait jouer! Comme Il joue bien à tout, à des toutes petites choses: tu as des objets à mettre sur la table? ne crois pas qu'il faille penser et arranger, non, on va jouer: on va mettre ça ici et puis on mettra ça là, et puis ça comme ça. Et puis un autre jour (les gens s'imaginent: maintenant, c'est cet arrangement qui est décidé et ça va être comme cela – mais pas du tout!) un autre jour (ils veulent vous aider! ils veulent vous aider à mettre les choses en place, alors ça devient terrible!) mais on reste immobile et tranquille et puis on commence à jouer: tiens! on va mettre ça ici, et puis ça là, et puis ça là... ah! (Mère rit) Depuis que je t'ai vu la dernière fois, ça a été tout le temps comme cela, probablement pour me préparer à cet Aphorisme!
C'est très amusant.
Voilà mon petit.
1. Des fleurs, des paysages, des photos symboliques, etc.

 

Alors c'est entendu, nous tâcherons de savoir rire avec le Seigneur.
Je sais. Je sais qu'il veut m'apprendre à ne pas prendre au sérieux la responsabilité (pas «responsabilité», ce n'est pas le vrai mot), mais ce travail formidable de trouver 8.000 roupies par jour pour faire face aux dépenses de l'Ashram – c'est-à-dire une fortune colossale, n'est-ce pas, tous les mois.
Et je vois bien (parce que je Lui ai dit plusieurs fois: «Tu sais, ça m'amuserait beaucoup d'avoir beaucoup d'argent et de pouvoir jouer avec»), alors je vois qu'il rit, mais Il ne répond pas!... Et alors Il m'apprend à pouvoir rire avec cette difficulté, à voir le caissier qui m'envoie son cahier sur lequel les chiffres sont en train de devenir astronomiques (riant, c'est par 50.000, 60.000, 80.000, 90.000), et puis le tiroir est pratiquement vide! Et Il veut que je sache en rire. Le jour où je pourrai rire vraiment – m'amuser, rire –, SINCÈREMENT (pas par un effort – on peut toujours faire ce qu'on veut avec un effort), quand spontanément ça me fera rire, je pense que ça changera. Parce que c'est impossible... N'est-ce pas, on s'amuse à toutes sortes de choses et il n'y a pas de raison qu'on ne s'amuse pas aussi à avoir plus d'argent qu'on en a besoin pour pouvoir faire les choses avec grandeur! Ça arrivera sûrement un jour, mais il faut – il faut ne pas être accablé par la quantité, et pour ça il ne faut pas prendre l'argent au sérieux.
Il ne faut pas prendre l'argent au sérieux.
C'est une chose très difficile maintenant, parce que dans le monde entier, tout le monde prend l'argent au sérieux, et alors c'est très difficile. Surtout les gens qui en ont. Les gens qui ont de l'argent, ils le prennent au sérieux, oh! Seigneur! et c'est pour ça que c'est difficile. Il faudrait pouvoir rire – rire, rire franchement, sincèrement, alors ce sera fini.
Tiens!... bon, nous en reparlerons.
Au revoir, mon petit1.
1. Il existe un enregistrement de cette conversation.

 

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