20 juillet 1963
Alors, qu'est-ce que tu as à me dire? Raconte-moi quelque chose!
Je n'ai pas de choses intéressantes à raconter. J'ai une impression bien stagnante.
Enfin, cette fois-ci, j'ai bien observé, soigneusement observé: l'arrivée, le séjour et le départ de X. Parce qu'il y avait des opinions: quelques-unes très mauvaises, qu'il apportait toujours des difficultés, et d'autres qui pensaient toujours qu'il apportait quelque chose. Eh bien, pour te dire la vérité, il n'y a rien, QUE ce que les gens pensent.
Oui.
Simplement ce qu'ils pensent. Autrement, son arrivée, son séjour, ses méditations, son départ: absolument neutre. C'est-à-dire que je n'ai noté ni une augmentation de difficultés ni une amélioration de condition. Les choses vont leur petit bonhomme de chemin et ça ne fait aucune différence. C'est un mélange d'atmosphère qui ne change rien.
J'avais décidé d'étudier très soigneusement, d'une façon tout à fait objective, pour être sûre – parce que j'étais entourée de toutes les vagues de toutes les impressions, bienveillantes et malveillantes à la fois, et que je trouvais tous ces remous ridicules. J'ai fait l'observation d'une façon tout à fait scientifique et objective: tout-tout-tout l'effet est purement mental. Tout le remous: mental.
Voilà.
C'est tout.
Et alors, pour toi, il ne t'a rien dit? Pour ton yantram? Tu ne lui as pas demandé?
J'ai perdu l'habitude de lui demander!
Il ne répond pas.
Alors depuis longtemps je ne demande plus. Mais non! parce qu'il ne sait pas quoi répondre.

 

Peut-être !
Non-non, maintenant j'en suis sûre! Au début, je me disais: c'est peut-être... Mais non. J'en suis sûre. Bon.
Tu en as encore pour combien de temps avec ça (le yantram) ? Jusque fin décembre.
Fin décembre... Note que la Force, le Pouvoir peut agir – simplement X est un instrument... à peine conscient. Ça peut passer à travers lui – ça, je ne dis pas non. Parce que, dans les méditations, ce qui est remarquable (j'ai regardé cette fois), au moment où la réceptivité était la meilleure, la plus complète, il a fallu que je descende à la forme tout à fait matérielle (de X) pour trouver une forme – tout le reste, il n'y avait plus de forme. C'est-à-dire que l'être intérieur n'est pas individualisé: identifié comme cela, fondu. Et alors c'est justement ce que Sri Aurobindo explique si bien: la différence entre celui qui s'identifie au Suprême par annihilation de son être, et celui qui peut exprimer le Suprême (geste de tirer en bas) dans un être perfectionné, partout. Et c'est cela qui fait toute la différence. De X, il ne restait que, pour ainsi dire, l'écorce extérieure (assez grossière, d'ailleurs, épaisse et lourde, avec des vibrations très lourdes), ça, c'était là, assis devant moi, et creux: la conscience était partie (geste montrant la conscience répandue, ou dissoute, dans l'Infini). Alors son pouvoir agit d'une façon presque médium-nique, c'est-à-dire que quand c'est X qui parle, c'est quelque chose de tout à fait ordinaire, mais la Force vient à travers lui1.
Mais ce qui est curieux, ce «yantram » semble exaspérer le mental physique.
Ça ne tranquillise pas quelque chose dans ton mental?
Généralement, le mental très matériel devient extrêmement actif.
Extrêmement actif...?
J'ai beaucoup de mal à le tenir. Un détail domestique, par
1. Nous n'avons pas conservé l'enregistrement de ce début.

 

exemple, des choses extrêmement matérielles, cela envahit ma conscience. Le reste est toujours tranquille, mais les choses extrêmement matérielles deviennent très actives.
C'est probablement que ça tire la Force dans un domaine très matériel... Bon. Mais ça se calmera avec le développement.
Oui, je pense. D'ailleurs je vois que c'est bon, c'est utile.
Oh! oui, sûrement.
Mais par ailleurs, j'ai une grande impression de stagnation intérieure depuis quelques mois: ça n'avance pas. Là-haut, il y a toujours quelque chose ; si je m'en vais là-haut, si je médite, si je suis branché là-haut, ça va, mais... j'ai l'impression que ça peut durer des siècles comme cela!
Oui.
Sans que ça change rien. Je n'ai pas l'impression de progrès.
C'est parce que l'action, le pouvoir de progrès agit maintenant tout à fait dans la Matière. Et là, il y a beaucoup-beaucoup de chemin à faire – beaucoup, oh!...
Il n'y a qu'à s'armer de patience, c'est tout.
Il n'y a que ça à faire. Être patient.
Mais matériellement, le corps est mieux ou...?
Parce que c'est là qu'est le progrès.
(silence)
Tous les rythmes habituels du monde matériel sont changés...
Le corps avait fondé son espèce de sentiment de bonne santé sur un certain nombre de vibrations, et quand ces vibrations étaient là, il se sentait en bonne santé; quand quelque chose venait les déranger, il avait l'impression qu'il allait être malade ou qu'il était malade, suivant l'intensité. Maintenant, tout cela est changé; ces vibrations de base ont été tout simplement enlevées, n'existent plus; les vibrations sur lesquelles il fondait son opinion de bonne ou de mauvaise santé: enlevées; c'est remplacé par quelque chose d'autre, et quelque chose d'autre qui est de telle nature que la «bonne santé» et la «maladie» n'ont plus de sens! Maintenant,

 

c'est le sens d'une harmonie établie entre les cellules, et qui s'établit de plus en plus entre les cellules, et qui représente le bon fonctionnement, quel qu'il soit: il n'est plus question d'estomac, de cœur, de ceci, de cela. Et la moindre chose qui vient déranger cette harmonie est TRÈS pénible; et en même temps, il y a la connaissance de ce qu'il faut faire pour rétablir cette harmonie, instantanément; et si l'harmonie est rétablie, il n'y a pas de dérangement dans le fonctionnement. Mais si, par exemple, par curiosité (c'est une maladie mentale chez les hommes), on commence à se poser des questions: «Qu'est-ce que c'est que ça? Quel est l'effet, qu'est-ce qui va arriver?» (c'est ce qu'il appelle «vouloir apprendre»), si on a le malheur d'être comme cela, on est sûr (riant) d'avoir quelque chose de très désagréable qui, au dire du docteur (au dire des ignorants), devient une maladie ou un dérangement du fonctionnement; mais si l'on n'a pas cette curiosité malsaine et que, au contraire, on ait la volonté que l'harmonie ne soit pas dérangée, il suffit, pourrions-nous dire poétiquement, d'apporter une goutte du Seigneur sur l'endroit, et ça s'arrange.
Le corps ne peut plus savoir de la manière dont il savait avant.
Alors il y a une période où on est en suspens: ce n'est plus ça, ce n'est pas encore ça; c'est juste au milieu. Et c'est une période difficile où il faut être très tranquille et très patient et surtout – surtout – ne jamais avoir peur et ne jamais s'énerver, s'impatienter, parce que ces choses-là sont catastrophiques. Et la difficulté, c'est qu'il y a de tous les côtés et d'une façon constante toutes les suggestions imbéciles de la pensée ordinaire: l'âge, la détérioration, la possibilité de la mort, les constantes menaces de la maladie, de la moindre chose – la maladie et l'abrutissement... la déchéance. Ça vient tout le temps, tout le temps, tout le temps; et tout le temps ce pauvre corps harcelé, il faut qu'il se tienne bien tranquille et qu'il n'écoute pas, qu'il soit occupé seulement à tenir ses vibrations dans un état harmonieux.
Et quelquefois, je le surprends à avoir (ce doit être une chose très courante parmi les êtres humains) une sorte de hâte – une hâte, une sorte d'impatience et, en même temps, on ne peut pas dire crainte, pas anxiété, mais incertitude; deux choses à la fois: impatience de sortir du moment présent pour le moment immédiat, et en même temps incertitude de ce que ce moment immédiat va apporter; et ça fait une vibration de restlessness, comment dit-on en français?
Fébrilité, agitation ?

 

C'est beaucoup – agitation est beaucoup, mais un manque de repos. Ce n'est pas véritablement de l'agitation mais c'est quelque chose qui manque du repos d'une certitude. J'attrape tout le temps mes cellules à être comme cela. Naturellement, je réagis, mais c'est un état très normal pour elles: toujours tendues vers le moment d'après, jamais la tranquillité du moment présent. Et ça se traduit (les mots que l'on emploie donnent une allure très concrète à quelque chose qui est assez fluide), ça se traduit par le sentiment d'avoir à supporter, endurer, et la hâte d'être sorti de cette endurance, avec un espoir (très faible et très inconsistant) que le moment suivant sera meilleur. Et c'est comme cela de moment en moment, de moment en moment, de moment en moment. Dès que la Conscience vient (geste de descente), qu'elle se concentre, que l'on amène la Conscience dans le moment présent, tout devient tranquille, immobile, éternel. Mais si l'on n'est pas TOUJOURS attentif, l'autre condition vient presque comme une subconscience: c'est là tout le temps. Et c'est TRÈS fatigant – ce doit être l'une des sources les plus grandes de fatigue de l'humanité. Surtout là (Mère touche son front, ses tempes), c'est très fatigant. C'est seulement quand on peut vivre dans l'éternité de la minute présente, alors tout s'arrête – tout devient blanc, immobile, calme, et tout va bien.
Mais c'est une vigilance constante – constante. C'est infiniment plus difficile que quand on travaillait même dans le vital; dans le vital, ce n'est rien! c'est un jeu d'enfant en comparaison; mais ici, ouf!... Parce que, n'est-ce pas, dans le mental, dans le vital, ce sont des mouvements d'organisation, d'action, de choix, de décision – c'est très facile de décider, de gouverner! Mais cette tension cellulaire, c'est à CHAQUE SECONDE : c'est l'activité inhérente à l'existence matérielle. C'est seulement quand on entre en samâdhi que ça s'arrête. C'est-à-dire quand, extérieurement, on est en transe. Alors ça s'arrête.
On me donne de temps en temps – deux, trois fois par jour – quelques minutes de ça. C'est un délassement merveilleux. Mais j'en sors toujours (c'est-à-dire que le CORPS en sort) avec une anxiété, en ce sens qu'il dit: «Oh! j'ai oublié de vivre!» C'est très curieux. C'est une seconde, mais une seconde d'anxiété: «Oh! j'ai oublié de vivre» – et toute la comédie recommence.
Non, ce n'est pas amusant. Et ce n'est intéressant que pour quelqu'un qui s'intéresse à TOUT, pour qui TOUT est intéressant, c'est-à-dire qui a cette espèce de volonté de perfection qui ne néglige aucun détail – autrement, ce n'est pas... Dès qu'on entre dans le mental, n'est-ce pas, le mental dit: «Ah non! Non, on perd

 

son temps.» – Ce n'est pas vrai, mais il considère ça comme des balivernes.
(silence)
Je disais tout à l'heure que quand je sortais de ces moments de transe, le corps sentait: «Oh! j'ai oublié de vivre...» Ce n'est pas «vivre», c'est l'impression: j'ai oublié, à la fois, d'agir ou de concentrer, ou de faire la chose voulue; l'impression d'un serviteur qui, pendant une minute, aurait arrêté de travailler – c'est cela. C'est juste un éclair, et puis tout de suite vient le sens de la Présence divine, et c'est fini.
Ce n'est pas le mot «vivre», ce n'est pas ça, mais: «Faire ce que l'on doit faire.»
C'est surtout quand ça m'arrive dans la journée (ça m'arrive entre midi et demie et une heure – pas pour longtemps, quelques minutes, je ne sais pas; et entre cinq heures trente et six heures). La nuit, ce n'est pas la même chose parce que (je crois te l'avoir dit déjà), dès que je m'étends, le corps tout entier est comme une prière; c'est plus qu'une aspiration, c'est un besoin intense: «Seigneur, prends-moi TOUT ENTIER ! qu'il n'y ait plus que Toi», et ça produit toujours un résultat (la transe) – qui dure plus ou moins longtemps, mais (comment dire?)... il est «entendu» que c'est le moment! Alors quand je m'éveille, ou plutôt quand le corps sort de là, il sait que c'est entendu, il n'a pas cette anxiété. Je ne sais pas comment expliquer... C'est presque un enfant comme conscience: c'est très simple, très simple. Et pas de complications, pas du tout de complications, très simple: faire ce que l'on doit faire de la manière qu'il faut en exprimant la Volonté suprême... N'est-ce pas, mélanger aussi peu que possible la Volonté suprême (ce n'est pas une question de Volonté: le Mouvement, la Vibration), mélanger ou déformer, ou détériorer aussi peu que possible la Vibration – on traduit par des mots qui sont trop intellectuels.
Mais c'est docile, de bonne volonté. Seulement, je trouve qu'il est un petit peu geignard (ce doit être particulier; je suis sûre que d'autres corps sont autrement), il n'est pas spontanément joyeux. Il ne se plaint pas, du tout, mais... Peut-être que c'est cette espèce de concentration de Force de progrès – ce n'est pas la satisfaction béate, du tout. Il y a longtemps qu'il a cessé de jouir des satisfactions ordinaires, comme le goût, l'odorat, tout ça; il n'en jouit pas – il est conscient, il est très conscient, il peut discerner les choses très clairement, mais d'une façon tout à fait objective, sans y prendre un plaisir quelconque.

 

Mais il a une tendance spontanée à se trouver incapable; et tout le temps il reçoit la même réponse: «C'est encore de l'ego.» Si souvent, ça vient comme cela; il dit au Seigneur: «Regarde comme je suis incapable de faire ce que Tu veux», et la réponse vient, directe, immédiate, comme un éclair: «Ne t'occupe pas de ça, ce n'est pas ton affaire»! Naturellement, je traduis pour m'expliquer, mais ce ne sont pas des mots, c'est tout des sensations – même pas «sensations»: des vibrations.
Voilà.
Alors tout cela doit avoir des répercussions sur les autres, comme l'autre jour Pavitra quand il m'a dit qu'il me cherchait «en haut» et qu'il ne me trouvait plus! Il est possible aussi que cet état de choses si terre-à-terre (nous pouvons vraiment dire que c'est terre-à-terre), cet état de choses très terre-à-terre puisse créer, pas un alourdissement parce que Dieu sait que ce n'est pas lourd! – c'est tout lumineux, vibrant, lumineux, tout vibrant-vibrant – ce n'est pas cela! mais c'est très par terre. Très par terre. Ça n'a pas les envolées, les enthousiasmes des choses mentales, des visions, rien de tout cela. Alors ça paraît un peu monotone et très-très par terre.
Oui, mais on n'a pas l'impression qu'on participe à quelque chose. Toi, tu es consciente, tandis que nous ne le sommes pas.
Oui, c'est ça, il n'y a rien qui donne une satisfaction d'aucun genre!
Oui, mais si on était conscient, on verrait au moins qu'il se passe quelque chose, mais on est inconscient, alors on ne sait rien.
Oui, mais comment dire qu'il se «passe» quelque chose, mon petit!
On verrait qu'il y a un travail... Là, on ne voit rien du tout. Mais non, on ne peut pas «voir»! Comment est-ce qu'on peut?
(silence)
J'ai une sorte de certitude (pas très formulée avec des mots: une certitude de sensation, d'impression) que lorsque ce travail sera terminé, le résultat sera... presque foudroyant. Parce que toute l'action du Pouvoir à travers le mental se dilue, s'atténue, s'adapte,

 

se transforme, n'est-ce pas, et qu'est-ce qui arrive en bas...? (geste comme du sable.) Tandis que quand ce sera à travers cette matière (Mère touche son corps), évidemment ce sera formidable. Ça ne fait pas l'ombre d'un doute. Seulement quand est-ce que ce sera? Après combien de temps? Je ne peux pas dire. Quand on voit ça dans le détail, n'est-ce pas, ça a l'air d'être interminable.
Moi, je me console en me disant que les voies du Seigneur, nous ne les connaissons pas, et que le jour où il Lui plaira de dire: «Voilà, maintenant c'est changé» (Mère rit), nous n'aurons plus qu'à contempler!
Mais quand? Je ne sais pas.
Voilà.
Il faut avoir de l'endurance, de la patience, et puis de la confiance – durer-durer-durer. Parce que, au fond, de toute façon, c'est la seule solution. Tous les chemins de détours que l'on prend (geste en zigzag comme pour montrer les disciplines spirituelles et toutes les recherches humaines habituelles), c'est simplement pour vous donner l'illusion que vous faites quelque chose.
C'est très clair.
(silence)
J'ai tout de même un espoir qu'en février de l'année prochaine1, quelque chose sera tangible. Mais... (riant) Sri Aurobindo dit que l'homme vit d'espoir, du berceau jusqu'à la tombe! Mais enfin, ce n'est pas un espoir de ce genre-là: c'est une espèce de sensation. Il se peut qu'au mois de février prochain quelque chose se passe – nous verrons2.
1. Deuxième anniversaire de la Manifestation supramentale.
2. Il existe un enregistrement de cette conversation.

 

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