18 septembre 1963
J'ai eu une expérience intéressante avant-hier.
D'une façon tout à fait concrète, c'était la conscience que tout est le Seigneur et que tout est Sa volonté, Son action. Sa conscience, et tout comme cela; et en même temps, la perception du monde tel qu'il est (enfin «tel qu'il est»... tel que nous le sentons); et alors comme il n'y avait plus de notion de bien et de mal ni de tout cela, il y avait une sorte d'étonnement, presque candide, un étonnement tout à fait spontané, pas pensé, devant la réprobation, la colère, la désapprobation, le mépris, pour tous les gens qui sont ce que l'on appelle «mauvais», qui font le mal et qui ont de la mauvaise volonté. Ça paraissait si étrange qu'on puisse se fâcher contre cela! Et alors est montée une Pitié profonde – mais une Pitié qui n'a rien du sentiment de supériorité ou d'infériorité, rien de cela –, comme une sorte de chagrin qu'il y ait des gens si petits et si faibles, dans cette Immensité, pour être obligés d'être méchants, malveillants, de haïr, de rejeter, de vouloir le mal.
Les mots diminuent beaucoup-beaucoup l'expérience; c'était si... une super-compassion, n'est-ce pas, pleine d'un Amour profond et d'une Compréhension: «Comment peut-on leur reprocher d'être de la façon dont le Seigneur les veut?»
Puis, quand tout s'est tassé, plusieurs heures après, j'ai écrit quelque chose – je l'ai écrit en français (et même avec la volonté que ce ne soit pas traduit en anglais). Et en effet, c'est intraduisible. Voilà ce que j'ai écrit:
1. Il existe un enregistrement de cette conversation.

 

«Ce monde est plein de misères pitoyables, mais les êtres que je plains le plus sont ceux qui ne sont pas assez grands et assez forts pour être bons.»
Et alors le mot «bon» n'avait plus ce sens par opposition à «mauvais»: ça contenait toute la splendeur divine. C'était le rayonnement de l'Amour divin.
(silence)
Toutes les traductions du mot «bon» en anglais sont toutes petites, elles sont par terre. Je ne voulais pas de l'anglais. Mais aujourd'hui, tout d'un coup ça m'est venu en anglais et je l'ai écrit:
This world is full of pitiable miseries, but of all beings those I pity most are those who are so small and so weak that they are compelled to be nasty.
C'est vu du côté opposé1, et il y a autant là-dedans que dans le premier.
Peu après Qu'est-ce que tu m'apportes? Il y a du travail...
Tu sais, le travail actif... je ne suis pas bonne à grand-chose!
Quand j'ai une expérience, je n'essaye même pas de la formuler – jamais je n'essaye: je la vis aussi intensément que je peux et je la garde vivante aussi longtemps que je peux. Puis tout d'un coup, c'est comme un petit ruisseau: un petit ruisseau de mots qui viennent, et qui viennent tous ensemble, et puis ils s'arrangent – moi, je n'y suis pour rien!
Je ne sais pas si c'est écouter ou voir: c'est quelque chose entre les deux. Pendant très longtemps, tous mes contacts avec l'invisible étaient des contacts de vision, mais maintenant le son est là aussi.
1. Si l'on retraduit en français, l'accent se déplace ainsi : « ... ceux qui sont si petits et si faibles qu'ils sont obligés d'être méchants. »

 

Alors c'est comme cela: simplement il faut que je fasse attention, c'est-à-dire que je ne sois pas activement occupée à autre chose; si je reste tranquille, ça vient: c'est tout à fait comme un tout petit ruisseau, tout petit, qui sort de la montagne; c'est très clair, c'est très pur comme de l'eau pure, c'est très transparent, et c'est très blanc et lumineux en même temps. Ça vient (geste comme des perles d'eau qui tombent) et puis ça s'arrange ici, juste au-dessus de la tête, en mots. Ça s'arrange et il y a quelqu'un, je ne sais pas qui (probablement Sri Aurobindo! parce que c'est quelqu'un qui a un pouvoir poétique), qui fait attention au son et à la place des mots, et qui remet comme il faut; puis finalement, au bout d'un petit moment, c'est complet. Alors je l'écris – c'est très amusant.
C'est ce qui est arrivé pour l'anglais; j'avais dit avec autorité: «Ce ne sera pas traduit.» Puis ce matin, je ne pensais à rien du tout: c'est venu tout seul. C'est-à-dire, pour être exacte, j'étais en train de raconter le fait à quelqu'un qui sait mieux l'anglais que le français, et je l'ai dit en anglais, et quand ça a été dit, j'ai remarqué: «Tiens-tiens! ah! c'est ça, c'est comme cela!» – c'est l'expérience qui s'était exprimée en anglais.
Mais Dieu merci, tout ça (geste à la tête) n'y est pour rien – tranquille, oh!... si paisible.
(silence)
Il y a comme un paroxysme de désordre et de confusion dans toutes les choses terrestres (à l'Ashram aussi: c'est peut-être pire qu'ailleurs! Non, pas pire mais aussi mauvais!) et ça paraît s'accumuler: je découvre presque heure par heure des confusions... des confusions, des désordres (avant j'aurais dit des méfaits, maintenant...). Mais des confusions!... des gens qui sont persuadés qu'ils savent (ils savent beaucoup mieux que le Seigneur, beaucoup mieux – le Seigneur ne connaît rien aux choses de ce monde; eux, ils savent), et alors ils vous font de ces bêtises! Et puis quand ils ont fait les bêtises, au bout d'un moment ils s'aperçoivent que c'est une bêtise, alors, pour réparer, ils en font une autre! Et tout est comme cela ici, tout-tout-tout, de toutes sortes. Et quand ils ont bien gaffé, qu'ils ont accumulé les bêtises, qu'ils sont dans un pétrin complet, ils pensent à me demander! (riant) Ils me disent: «Qu'est-ce qu'il faut faire?» Alors je dis: «Il est temps!»
Et ce qui est admirable, c'est que rien ne bouge là (geste à la tête), rien ne bouge. Et le Seigneur sourit.
*
* *

 

J'ai eu plusieurs heures de concentration à propos de cette diminution d'énergie dans ton corps; pas une maladie: une diminution d'énergie dans ton corps1 (tu y ajoutes des choses mentales, mais c'est ton affaire, mon petit, tu corrigeras ça). J'ai eu plusieurs heures de concentration et j'ai même fait des reproches au Seigneur en Lui disant que, vraiment, si c'est ça l'effet que je produis sur les gens, (riant) ce n'est pas la peine d'en parler, il vaudrait mieux que je m'en aille! (Il y avait une concordance de pas mal de choses.) Je ne crois pas un mot de ma plainte! mais enfin... (riant) je la fais «comme cela».
Alors immédiatement, est venue une descente massive, et puis tout était béatifique – je me suis dit: «Seigneur, c'est Ton affaire. C'est Ton affaire que je sois ici, c'est Ton affaire que j'agisse; moi, je n'agis pas, c'est Toi qui agis. Le résultat, c'est Ton affaire, mais... pour autant que je voie, s'il m'est permis de voir, je ne trouve pas ça logique
Et alors il m'a été dit d'une façon (pas avec des mots) mais d'une façon très claire et très forte que c'était une transition nécessaire à ton développement intégral – intégral. Et que je ne devais pas me tourmenter.
Je le suis...
Il m'a absolument convaincu que tu en sortiras grandi, illuminé (pas illuminé au sens un peu fou!), éclairé, et beaucoup plus fort. Voilà.
J'ai même ajouté quelque chose que je ne devrais pas te dire, mais enfin... (d'habitude, ça ne se dit pas), mais j'ai ajouté que j'avais besoin de toi. Et par conséquent qu'il ne fallait pas qu'il t'arrive quoi que ce soit.
On m'a répondu par un sourire.
Après m'est venu que c'était une transition. Donc, j'espère que ça ne durera pas trop longtemps2.
Il y a un petit changement dans ton attitude mentale qui est nécessaire; justement ce que nous pourrions appeler une petite guérison d'un pessimisme – ou une grande guérison d'un petit pessimisme! Voilà... quelque part: c'est à toi de savoir où.
Mais c'est une transition, ce n'est pas autre chose qu'une transition.
1. Un état d'épuisement continu (qui dure depuis trois ans). En fait, c'était ce que la médecine appellerait une « tuberculose », mais nous ne croyons pas à la médecine.
2. Ça éclatera et se dissoudra un an après. Comme Mère nous l'expliquera plus tard, la «transition» consistait à retirer tout l'être vital du disciple – ce dont on meurt généralement –, à petite dose.

 

Le corps est très ignorant (ça va sans dire, on le sait!) et alors dès qu'il lui arrive quelque chose, je ne peux pas dire qu'il prenne peur mais il a l'impression que c'est très grave! (riant) toujours! (je le sais par expérience, pour moi), jusqu'à ce qu'on lui ait bien expliqué qu'il doit être bien sage, bien tranquille, pas avoir peur et... laisser faire.
Il répond toujours: «Mais regardez tous les gens qui meurent, tous ceux qui sont malades, toutes ces...» Moi, maintenant, je réponds au mien: «Il y en a assez qui sont malades, ce n'est pas la peine de les imiter!»
(silence)
Surtout, c'est cette sorte de concomitance, de juxtaposition de deux choses, qui sont vraiment des états opposés et qui semblent être toujours ensemble: une Paix où tout est harmonieux (je parle des cellules du corps), où tout est harmonieux au point qu'aucun désordre ne peut pénétrer, aucune maladie, aucune souffrance, aucune désorganisation, aucune décomposition ne peut se produire – impossible; c'est une Paix qui est éternelle, qui est tout à fait en dehors du temps (et pourtant elle est sentie dans les cellules du corps); et puis, en même temps, une trépidation – une trépidation ignorante, affairée, obscure dans le sens qu'elle est inconsciente de son ignorance, ne sachant quoi faire et faisant tout le temps des choses inutiles. Et alors, là-dedans, vient le désordre, la décomposition, la désorganisation, la souffrance et... quelquefois ça devient aigu-aigu, tous les nerfs sont tendus, on a mal partout – et les deux sont ensemble1.
C'est-à-dire «sont ensemble» au point que l'on n'a même pas l'impression de faire un mouvement de renversement, on ne sait même pas comment on passe de l'un à l'autre, c'est... le renversement est imperceptible.
Et c'est totalement opposé.
Vous pouvez, en l'espace de bien moins qu'un éclair, supprimer toute douleur, tout désordre, toute maladie dans votre corps; et en l'espace d'une seconde, tout peut revenir. Et alors vous pouvez passer de l'un à l'autre, de l'un à l'autre... (geste de va-et-vient).
Ce qui pour le moment n'est pas encore compris, saisi, c'est comment stabiliser cette Paix?
Quand Elle est là, l'impression est que rien ne peut la changer:
1. C'est cette même expérience des deux «chambres» l'une dans l'autre, ou des deux «rivières», boueuse et cristalline.

 

toutes les attaques du monde tombent, impuissantes; rien ne peut la changer. Et Elle disparaît de la même façon qu'Elle est venue, on ne sait pas comment.
Si on observe très attentivement, j'ai l'impression que ce mental de la Matière dont Sri Aurobindo parle1, n'est-ce pas, cette pensée de la Matière, ce n'est pas encore pur, c'est encore mélangé; et alors il lui suffit d'un faux mouvement pour que tout se défasse. Et dans les gens, il vit constamment son faux mouvement – excepté de temps en temps un éclair: c!est renversé. Mais ici (chez Mère), il reste encore l'habitude; une habitude (presque un souvenir seulement) du faux mouvement. Et il suffit que ça se reproduise un tout petit peu comme une pointe d'aiguille, pour que... brrt! tout retombe dans la vieille affaire.
Et quand je vois le soin que j'ai pris depuis tant d'années pour purifier ce monsieur-là, je suis un peu (comment dire?...) je ne peux pas dire effrayée, je ne peux pas dire anxieuse, mais... (je ne peux même pas dire pessimiste), mais pour la condition des gens qui n'ont pas fait tout ce yoga que j'ai fait depuis des années, comme ce doit être difficile! Parce que les cellules du corps obéissent à ce mental matériel qui est, dans son état naturel, une accumulation de stupide ignorance qui se croit très intelligente, ouf!... Une masse presque immonde de stupidité, et qui se croit si intelligente! Il croit tout savoir.
(silence)
Parce que RIEN dans la conscience n'a bougé pendant ces changements (le va-et-vient du vrai au faux mouvement) ; la conscience est comme ça, tournée (pas vers le haut), tournée (pas vers le dedans), tournée... simplement tournée vers le Seigneur, vivant dans sa Lumière qui, quand il s'agit du monde physique, devient une splendeur dorée. C'est tourné vers Ça. Il n'y a que Ça, c'est la seule réalité, la seule vérité. Et Ça vibre comme ça (Mère touche ses mains, ses bras), Ça vibre dans toutes les cellules, partout. Je fais cela (Mère fait le geste de ramasser «ça» dans l'air autour), c'est comme si je le prenais. Ce n'est pas éthéré, c'est très matériel; ça se sent comme un nerf qui serait épais – mais vibrant-vibrant-vibrant... La conscience est comme cela. Et tout ça se passe dans le corps. Et avec la présence de ce vieil imbécile... immédiatement il est pessimiste, catastrophique, défaitiste – il est défaitiste, oh .... il voit tout comme les pires choses. Et alors cet admirable individu, après
1. The body-mind (le mental du corps).

 

avoir imaginé le pire (dans l'espace d'une seconde, n'est-ce pas), il soumet tout ça au Seigneur; il Lui dit: «Voilà Seigneur, voilà Ton œuvre, et c'est tout à Toi, et fais ce que Tu veux avec»! Cette espèce d'imbécile, quel besoin avait-il de préparer ses catastrophes! Une catastrophe, toujours une catastrophe, tout est catastrophique – mais il offre sa catastrophe au Seigneur!
Et la réponse est toujours un sourire, plein d'une patience! oh .... Cette patience-là est pour moi un émerveillement de chaque seconde.
De temps en temps, il y a une grande puissance qui vient (c'est donné volontairement au corps pour qu'il sente, qu'il commence à devenir conscient que «ça» existe), une grande puissance vient, et avec cette puissance l'impression qu'il n'y aurait qu'à faire comme ça (Mère abaisse ses deux bras, dans un geste souverain) pour que tout change. Mais...
C'est encore beaucoup-beaucoup trop limité et ignorant pour que ce soit permis d'agir. Ça voit beaucoup de côtés de la question (l'individualité de Mère), mais pas tout. Ce n'est pas... malgré tout, ça a un angle – tant qu'il y a un angle, ce n'est pas permis d'agir (la Puissance).
Oui, l'autre jour cette expérience: quand tout était le Seigneur, tout, avec toutes les choses telles qu'elles sont, telles que nous les voyons; quand tout était Ça dans un ensemble SI parfait parce qu'il était si complet, si harmonieux parce qu'il était si conscient, et dans un Mouvement perpétuel de progression vers une perfection plus grande (c'est une chose curieuse, ça ne peut pas rester tranquille le quart d'une seconde: c'est tout le temps, tout le temps, tout le temps progressant vers une Totalité plus parfaite); là, à ce moment-là, si le Pouvoir agit (probablement il agit), si le Pouvoir agit, il agit convenablement. Mais ce n'est pas toujours là – ce n'est pas toujours là, il y a encore le sentiment des choses qui doivent s'évanouir et des choses qui doivent venir – du passage; une progression qui... qui ne contient pas tout.
Mais dans cet état-là, il semble que ce que l'on voit DOIT être – et forcément (je devrais dire nécessairement), cela est. Et probablement instantanément. Mais il faut voir le tout en même temps pour que ce soit tout-puissant; si on voit seulement un point (comme, par exemple, on a l'impression que l'action sur la terre se limite à un certain champ qui dépend de vous), tant que l'on a cela, on ne peut pas être tout-puissant, ce n'est pas possible – ce n'est pas possible. C'est forcément conditionné.
(long silence)

 

Il y a, croissant, le sentiment que tout ce qui est, tout ce qui se passe, extérieurement et intérieurement (aussi intérieurement), est d'une nécessité absolue pour la totalité du tout.
Justement je pense à cette espèce de réaction que j'ai eue l'autre jour... Il y a naturellement une partie qui regarde, qui sourit et qui dit: «Ah! tu en es encore là!» Et puis en même temps, j'ai vu: «Non, c'est nécessaire – tout est nécessaire.» Il y a une vibration spéciale qui était nécessaire... qui était nécessaire pour que se déclenche autre chose. Et tout est comme cela.
Tout est comme cela.
(silence)
C'est une période de transition – mais est-ce que la période de transition n'est pas constante?! Elle doit être constante. Seulement, il y a tout de même un moment où elle devient absolument consciente et voulue, alors cela n'a plus le même caractère.
Au fond, quand on est sorti de la Stupidité, il y a... il devrait y avoir un changement assez considérable.
Oh! il y aurait un monde de choses à dire.
(silence)
Il est impossible qu'un changement quelconque, un changement vers la perfection (je ne parle pas d'une rétrogradation parce que c'est un autre phénomène), mais il est impossible qu'un changement quelconque, même dans un élément ou un point de la conscience terrestre, ne fasse pas participer toute la terre à ce changement. Forcément.
Tout se tient étroitement. Et une vibration quelque part a des conséquences TERRESTRES – je ne dis pas universelles, je dis terrestres –, forcément.
Ce qui fait qu'il n'y a pas une aspiration, pas un effort qui soit inutile, en se plaçant au point de vue terrestre (au point de vue individuel, c'est évident depuis très longtemps), mais en se plaçant au point de vue terrestre, il n'y a pas un effort – pas un effort vers le Mieux, pas une aspiration vers le Vrai, qui n'ait des répercussions terrestres, des conséquences terrestres1.
1. Il existe un enregistrement de cette conversation.

 

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