3 décembre 1963
propos des difficultés de certains disciples)
... Mais enfin, ça se décante – nous sommes dans les années de décantation. Chacun est pris par son illusion – c'est toujours un mirage d'illusion: elle est persuadée (Y), elle a une très grande conviction qu'elle est en train de faire descendre le Supramental sur la terre; et beaucoup-beaucoup parmi les gens que je connais sont pris par cette illusion; alors ils partent en tangente loin de la Vérité, vers une réalisation «mirifique».
L'orgueil, la vanité, c'est le pire des pièges. Et quand on sent cette espèce de force vitale en soi [comme Y], on croit tout d'un coup que l'on a attrapé la Chose...
Plus je vais, plus je trouve le contraire : je trouve que tout est pauvre pauvre, pauvre.
Oh! quand on est sincère et que l'on regarde tout droit, on se trouve effroyablement pauvre pour exprimer ce qui est à exprimer.
C'est sûr!
Mais ça, ce sont les derniers jours de l'ego, la dernière phase. Quand il est parti, on n'est plus rien! (Mère rit) C'est-à-dire que l'on n'a pas cette impression d'être quelque chose de mauvais ou de bon – c'est tout parti. On a tellement le sentiment d'une SEULE existence, et tout le reste... tout le reste est une chose qui s'est tordue comme ça, tordue dans la conscience. Et ça devient tellement concret...
(silence)
C'était intéressant, le deux décembre, jour des sports1: la veille, le premier, le temps était magnifique, et pour autant que j'y avais pensé, j'étais convaincue que le deux serait très bien aussi. Mais le matin, j'ai vu qu'il n'en était rien, et à mesure que la journée avançait, ça se gâtait de plus en plus. D'abord, le premier mouvement a
1. La représentation sportive annuelle de l'Ashram, qui cette année a eu lieu sous une pluie battante.

 

été de me dire: «Tiens, je ne m'en suis pas occupée, j'aurais dû y penser», puis j'ai vu que c'était absurde. Après, j'ai dit au Seigneur: «Pourquoi fais-Tu ça, ce n'est pas bien gentil! Ces enfants qui ont tant travaillé, qui se sont donnés beaucoup de peine...» En même temps que je le disais, il y avait la conscience qui regardait la chose dite, en souriant: «Dieu que c'est bête d'être encore comme cela!» Puis il y avait encore quelque chose (ça devient très-très complet), quelque chose qui n'était pas exactement le Seigneur mais comme une expression du Seigneur, et qui me disait (pas avec des mots, bien sûr, mais comment expliquer?... Sri Aurobindo décrit cela très bien dans le «Yoga of Self-Perfection»: c'est une chose très nouvelle, qui ressemble à la fois à l'action, au sentiment, à la sensation et à la conscience; c'est tout ça ensemble; ce n'est aucune de ces choses et ce sont toutes ces choses), alors c'était là et ça disait (je traduis en mots et ça déforme tout à fait): «Et après! si c'est un test, qu'est-ce que tu en dis?» Alors immédiatement s'est éveillée dans la conscience ici – la conscience qui travaille ici – la pensée: «Ah! il faut que ça devienne un test. Dans leur conscience à eux, il faut que ça devienne un test» (parce qu'il y avait d'abord une sorte d'essai pour arrêter la pluie; puis j'ai vu que ça ne correspondait pas à la Vérité et qu'il fallait accepter la pluie – accepter la pluie, pourquoi?... Rien faire après avoir tant travaillé? Et accepter, c'est facile, ce n'est rien, ce n'est pas intéressant, ce n'est rien de nouveau). Alors un test, bon. S'ils le prennent comme un test, ils vont passer à travers ça victorieusement et ce sera très bien. Et tout le temps, j'étais tellement concentrée sur eux (au Sports Ground) que je ne savais plus ce que je faisais ni où j'étais. Ça a duré de quatre heures de l'après-midi jusqu'à huit heures du soir. À peu près vers huit heures, j'ai eu des nouvelles: ils avaient fait tout de même la représentation, les visiteurs importants étaient restés jusqu'au bout, et au fond c'était un vrai succès.
Il n'y avait qu'une difficulté: c'étaient les petits enfants, qui ne peuvent pas avoir conscience d'un test, n'est-ce pas, et qui sont restés quatre heures et demie sous la pluie... Il ne fallait pas que ça fasse des dommages – il y avait à peu près une centaine de petits, tout petits. J'ai passé la nuit à me concentrer pour amener dans leur sensation matérielle la vraie réaction (parce que, pour un court temps, les enfants aiment beaucoup la pluie, ça les amuse beaucoup), alors je me disais: «Il faut que cette partie de leur conscience domine de façon qu'il n'y ait pas de dégâts.» Et j'attendais le lendemain. Le lendemain, personne de malade.
Puis j'ai reçu une lettre de M, le capitaine, me disant qu'ils

 

avaient senti que c'était un test, la lilâ1 du Seigneur (il a mis «la lilâ de la Mère universelle»), est-ce vrai?» J'étais contente, j'ai répondu en lui disant que c'était vrai et que j'étais contente. Et tout le monde m'a dit: «Ils ont été magnifiques.» Comme si de faire cette démonstration sous la pluie avait suscité une sorte de volonté en eux et ils ont été remarquables: tout le monde était enthousiaste. Alors au lieu de dire au Seigneur: «Ce n'est pas gentil», il faut Lui dire merci! Et j'ai ri, j'ai pensé: «Voilà bien! c'est toujours comme cela!...»
Et toutes les expériences viennent comme cela (Mère fait un geste rond, global) ; on ne peut pas l'exprimer avec des mots; il y a une centaine de choses qui viennent ensemble comme cela, et qui font... (geste de mouvements ronds au sein de cette totalité ronde), et alors il y a le sentiment d'une lumière (qui serait comme une volonté mais ce n'est pas une volonté formulée avec des mots), mais c'est une lumière qui bouge là-dedans (dans cet ensemble rond) et qui arrange tout ça, puis qui donne un résultat – qui n'est pas une petite chose, un point, une chose: c'est une masse de choses; et c'est toujours mouvant et toujours en mouvement, toujours dans une sorte de progression vers une réorganisation plus parfaite. Et le sentiment de l'action individuelle, de la participation individuelle, de la volonté individuelle, paraît tellement imbécile! qu'il est absolument impossible de l'avoir. Même si quelqu'un essayait, il ne pourrait pas. Une fois que l'on vit ça... tout ce sentiment de l'importance individuelle dans tout ça paraît tellement idiot, n'est-ce pas, que c'est absolument impossible de le penser et de le sentir.
Je voudrais pouvoir faire passer cette expérience aux autres, parce que ça, c'est définitif; une fois que l'on vit ça pendant plusieurs heures, c'est fini, on ne peut plus se faire d'illusion2, ce n'est pas possible – c'est impossible, c'est tellement idiot, n'est-ce pas! C'est surtout cela, c'est si bête, c'est si plat – c'est impossible (Mère fait encore ce geste de totalité ronde mouvante). Et alors on ne peut pas dire: «Moi j'ai dit, l'autre a répondu»! Et comment parler?... Nous avons encore un langage qui est vraiment inadéquat. Ce n'est pas comme ça... c'est... (même geste rond) et il n'y a même pas de sens ou de direction: ce n'est pas que ceci va comme cela et que ça vient comme cela (geste d'une personne à une autre, ou du dedans au dehors), ni que ça va comme cela et que ça revient comme cela (geste de bas en haut et de haut en bas), ce n'est pas ça, c'est... un tout... un
1. Lilâ: le jeu divin.
2. L'illusion égoïste.

 

tout qui se meut, toujours en avant, et avec des vibrations intérieures, des mouvements intérieurs. Alors suivant le point de concentration donné, c'est telle ou telle action qui se fait.
Il y a très longtemps, bien des fois, quand je voyais l'univers (je ne parle pas de la terre: l'univers), c'était comme cela (même geste de rondeur totale), comment dire?... ça donnait l'impression d'avancer, d'avancer vers une perfection progressive. Depuis des années, ma perception de la terre est comme cela; et maintenant, c'est tout à fait à volonté en ce sens qu'il n'y a qu'ajuste faire un petit mouvement dans la conscience (geste de déclic ou de léger renversement, de retrait à l'intérieur), et c'est toute la terre qui se meut de cette façon, avec les événements et les complications intérieures. Mais maintenant, cette même conscience du tout est comme cela: quand elle pense (pour une raison de travail, pas une décision arbitraire), ça s'impose; c'est un ensemble de choses qui est présenté comme le TOUT sur lequel l'action doit s'exercer. Et alors ce peut être une petite chose comme cette fête des sports, ce peut être l'Ashram (c'est très souvent l'Ashram dans son ensemble), ce peut être une partie de la terre, ce peut même quelquefois être un seul individu (qui n'est plus un «individu» mais un même ensemble, un même monde de choses, un tout1). Un tout de choses (geste rond) qui se meuvent au-dedans d'elles-mêmes, avec des... (au sein de ce tout Mère dessine des petits mouvements ronds, individuels, locaux, comme des ondes ou des courants de force). Oh! c'est tout à fait intéressant. Et même là, il n'y a plus la notion de celui-ci, celui-là, un tel, un tel – ça disparaît.
Mais quand on parle, quoi faire?... On ne peut pas passer son temps à expliquer tout ça, et puis c'est inintelligible pour celui qui ne l'a pas vécu2.
Tiens, tout à l'heure nous parlions de Y; je voyais une sorte de petit monde (toujours ce même geste rond, mouvant), et il y avait toutes sortes de choses dedans qui faisaient comme cela et comme cela (Mère dessine des volutes au sein de cette rondeur), et alors il y avait un mensonge (riant) : c'était sa conscience d'elle-même! Et ça prenait tout et ça déformait le mouvement.
Mais quand on s'exprime, on parle avec les mots habituels et le langage habituel... Parce que pour dire une minute de cette
1. Mère a souvent dit que chaque individu appartenait à un type et qu'à travers un seul individu elle pouvait atteindre des milliers d'individus du même type.
2. Il existe un enregistrement du début de cette conversation. La suite n'a pas été conservée.

 

conscience-là, il faudrait presque un livre pour se faire comprendre – et encore on ne se ferait pas comprendre.
Mais là, le deux décembre, c'était observé très attentivement parce que c'était un champ restreint et ça a duré un certain nombre d'heures (tout le reste des occupations se faisait automatiquement, sans gêner la conscience active, l'observation).
(silence)
J'ai vu un autre exemple intéressant, un visiteur: un grand magnat industriel d'Allemagne, paraît-il. J'avais vu sa photo et trouvé qu'il y avait quelque chose en lui – je l'ai fait venir. Il est entré, il est venu devant moi: il ne savait pas que faire (personne ne lui avait rien dit). Alors je l'ai regardé, j'ai mis un peu de force (Mère abaisse doucement sa main), un petit peu, progressivement. Et tout d'un coup... (d'abord il était tout à fait officiel, c'était MONSIEUR un tel qui était là), tout d'un coup sa main gauche a commencé à se lever, comme cela (geste d'une main crispée comme en transe), tout le reste était absolument immobile. Quand j'ai vu ça, j'ai souri et j'ai retiré la force, puis je l'ai laissé partir. Il paraît qu'il est descendu, il est entré dans la chambre de Sri Aurobindo et il s'est mis à pleurer. Après, le lendemain, il m'a écrit et il m'a dit dans un anglais allemand, que j'avais été «trop humaine»: «Pourquoi avez-vous été trop humaine – Il voulait que son être soit DÉTRUIT pour renaître à la vie vraie.
Ça m'a intéressée. Je me suis dit: «Tiens, il a senti, il a été conscient, à la fois de la Force et que j'ai retiré la Force.» Je lui ai répondu: «C'est vrai, je vous ai épargné, mais parce que c'était la première visite! Préparez-vous, je vous verrai encore.»
N'est-ce pas, il était entré comme le gros personnage industriel avec une puissance de création mentale remarquable qui organise les événements – c'est ça qui est entré –, et puis... fondu. Et je n'ai pas chargé à fond: j'ai simplement mis un petit peu de pouvoir comme ça (Mère abaisse sa main), et je le regardais dans la figure. Puis j'ai senti que quelque chose se passait en bas; j'ai regardé: sa main était toute crispée. Alors j'ai arrêté.
Mais ce qui est remarquable, c'est qu'il a été CORRECTEMENT conscient.
Et il s'est plaint.

 

(Au moment de partir)
Nous avons encore deux mois difficiles. Parce que ça ne va pas changer brusquement le premier janvier (les gens croient que tout d'un coup tout va changer – ce n'est pas vrai). Deux mois difficiles; après, je crois qu'on commencera à... (geste de dénouement d'une étreinte).
On a l'impression que le moindre fléchissement, et poff! on redégringole, et alors il faut encore grimper. Enfin... Mais on grimpe plus vite – on grimpe plus vite.
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