8 janvier 1964
(Mère montre une esquisse qu'Elle vient de dessiner pour illustrer le passage de «Savitri» où Sri Aurobindo parle du «rire sardonique de Dieu»:)
Je voulais voir ce «rire sardonique» du Seigneur! et j'ai regardé, et au lieu d'un rire sardonique, j'ai vu une figure... c'était une douleur si profonde – si profonde et si grave – et pleine d'une telle compassion... C'est après cela que j'ai dit (tu te souviens, c'était là-bas2, je voyais ça): «Le Mensonge est la douleur du Seigneur.» C'était naturellement basé sur l'expérience que tout est le Seigneur – il n'y a rien qui ne puisse pas être le Seigneur. Et alors qu'est-ce que c'est, ce «sourire sardonique»?... Je regardais ça et j'ai vu cette figure.
Alors je suis censée faire des croquis pour que H fasse ses peintures. J'ai fait le croquis: «Falsehood is the sorrow of the Lord3
1. Asoura, râkshasa, pishâcha: démons du plan mental et vital, puis les êtres dépravés.
2. Dans la salle de musique, le 31 décembre 1963.
3. Nous n'avons pas conservé l'enregistrement du début de cette conversation.

 

(Mère montre l'esquisse représentant le visage de douleur du Seigneur long silence)
Sri Aurobindo, lui, avait le sentiment, ou la sensation, que ce qui était le plus loin du Seigneur (je me base tout le temps maintenant sur cette expérience, qui est très concrète comme sensation, de la «proximité» et de «l'éloignement» – ce n'est pas un éloignement de sentiments, ce n'est pas cela: c'est comme un fait matériel; pourtant ce n'est pas dans l'espace), eh bien, Sri Aurobindo, lui, avait l'impression que c'était la cruauté qui était le plus éloigné; c'est de cela qu'il se sentait le plus loin; cette vibration-là lui paraissait la plus lointaine de celle du Seigneur.
Et pourtant, ça parait bizarre, mais dans la cruauté, on sent encore la vibration de l'Amour, déformé; cette vibration de cruauté, loin derrière ou loin dedans, il y a encore la vibration de l'Amour, déformé. Et le Mensonge – le vrai Mensonge qui ne provient ni de la peur ni de tout cela, qui n'a pas de raison derrière –, le vrai Mensonge, la négation de la Vérité (la négation voulue de la Vérité), pour moi, c'est quelque chose de complètement noir et inerte. Ça me donne cette impression. C'est noir, c'est plus noir que le plus noir charbon et c'est inerte – inerte, il n'y a aucune réponse.
Quand j'ai lu cette description de Savitri1, j'ai éprouvé une douleur que je croyais ne plus pouvoir éprouver depuis longtemps – depuis longtemps. Je croyais être (comment dire?) guérie de cette possibilité. Et la dernière fois, quand j'ai vu ça, j'ai vu que c'était encore là; et alors quand je regardais, j'ai vu cette même douleur dans le Seigneur, dans Sa figure, Son expression.
La négation volontaire de tout ce qui est divin – de tout ce que nous appelons divin.
Le Divin, pour nous, c'est toujours la perfection qui n'est pas encore manifestée, toutes les merveilles qui ne sont pas encore manifestées, et qui doivent aller croissant, n'est-ce pas.
L'extrême bout de la Manifestation (en admettant qu'il y ait eu une descente progressive... c'est possible, je ne sais pas... il y a eu tant de perceptions de ce qui s'est passé, et des perceptions quelquefois contradictoires, toujours incomplètes et humanisées), mais si l'on considère le côté évolution, on a tendance à considérer
1. «A tract he reached unbuilt and owned by none...» II.VII.206 (Voir conversation du 31 décembre 1963.)

 

un extrême bout d'où l'on avance vers un autre extrême bout (c'est évidemment enfantin, mais enfin...), ou une extrême manière d'être qui croît vers l'Extrême Manière d'Être opposée; eh bien, ce qui me paraît le plus noir, le plus inerte, la négation totale de «ça» à quoi nous aspirons, c'est cela qui constitue le Mensonge.
C'est-à-dire que, peut-être, c'est cela que j'appelle le Mensonge, parce que le mensonge à la manière humaine, c'est toujours mélangé de toutes sortes de choses – mais le Mensonge vraiment Mensonge, c'est cela. C'est l'affirmation que le Divin n'existe pas, la Vie n'existe pas, la Lumière n'existe pas, l'Amour n'existe pas, le Progrès n'existe pas – la Lumière, la Vie, l'Amour n'existent pas1. Un néant négatif, un néant obscur. Et ce serait cela qui s'est accroché à l'évolution et qui a fait l'Obscurité qui a démenti la Lumière, la Mort qui a démenti la Vie, et la Haine, la Cruauté, tout ça, qui ont démenti l'Amour – mais c'est déjà dilué, c'est déjà dans un état dilué, il y avait déjà un mélange.
Oh! si l'on voulait faire de la poésie (c'est une façon qui n'est plus philosophique ni spirituelle mais une façon imagée), on concevrait un Seigneur, qui est une totalité de tous les possibles possibles et impossibles, à la recherche d'une Pureté et d'une Perfection qui ne peuvent jamais être atteintes et qui sont toujours progressives... et le Seigneur se débarrasserait dans la Manifestation de tout ce qui alourdit Son déploiement – Il commencerait par le plus vilain. Tu vois ça?... La Nuit totale, l'Inconscience totale, la Haine totale (non, la haine implique encore qu'il y a l'Amour), l'incapacité de sentir. Le Néant.
Nous sommes en cours de route. Il me reste encore un petit peu de ça (cette Inconscience totale).
Ah! travaillons2.
1. Il ne s'agit pas d'une négation intellectuelle et humaine, mais d'un fait matériel que l'on découvre tout près des racines de la vie, dans la conscience la plus matérielle, et qui se présente à la vision comme un précipice de basalte noir et suffocant. c'est intimement lié à la mort. c'est le secret même de la mort.
2. Il existe un enregistrement de cette deuxième partie de la conversation.

 

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