30 octobre 1964
J'ai l'impression que nous sommes en train de tourner un coin.
C'est très étroit. Tu connais les routes de montagne?... Tout d'un coup, on arrive à un coin, un tournant aigu, et on ne voit pas l'autre côté – en bas, c'est le précipice, là c'est le roc –, et le chemin... on dirait qu'il s'est aminci pour tourner le coin, il devient tout petit. J'ai rencontré ça dans les montagnes, souvent. Et maintenant, j'ai l'impression que l'on est en train de tourner le coin; mais on commence à le tourner, c'est-à-dire que l'on commence à voir l'autre côté, et il y a dans la conscience (toujours dans la conscience corporelle), il y a le commencement d'un éblouisse-ment, comme les premiers aperçus de quelque chose de merveilleux – pas positivement d'inattendu parce que c'était cela que l'on voulait, mais de vraiment merveilleux. Et en même temps, on a cette vieille habitude d'avoir rencontré des difficultés à chaque pas, d'avoir reçu des coups à chaque pas, l'habitude du labeur pénible, qui enlève la spontanéité d'une joie sans mélange; ça donne une espèce de... pas de doute que ce sera comme cela, mais on se demande: «Est-ce que c'est déjà venu? Sommes-nous au bout?», et on n'ose pas penser que l'on est au bout. Et cette attitude, naturellement, n'est pas favorable, elle appartient encore au

 

domaine de la vieille raison; mais elle est soutenue par les recommandations habituelles: «Il ne faut pas se laisser aller à des imaginations et des espoirs déréglés, il faut être très pondéré, très patient, très lent à s'emballer.» Alors c'est l'alternance d'une sorte de recroquevillement qui avance craintivement pas à pas pour ne pas glisser dans le trou, et d'un émerveillement glorieux: «Oh! c'est vraiment comme ça!?»
C'est l'impression dans laquelle le corps se trouve depuis trois, quatre jours.
Mais ça va en augmentant, et cette espèce de «recroquevillement» est beaucoup diminué par la connaissance et l'expérience que si l'on est par-fai-te-ment calme, tout va bien, toujours, même dans les pires difficultés... Tout dernièrement, avant-hier, il y a eu (au point de vue physique toujours; on ne peut pas appeler ça la «santé», mais c'est le fonctionnement), une attaque assez sérieuse qui se traduisait par une douleur plutôt désagréable, et c'est venu avec une brutalité inaccoutumée. Alors immédiatement, le corps s'est souvenu et a dit: «Paix-paix... Seigneur, Ta Paix, Seigneur, Ta Paix...» et il s'est détendu dans la Paix. Et d'une façon objectivement perceptible, la douleur est partie.
Elle a essayé de revenir et elle est partie, essayé de revenir, partie... Le processus a duré toute la nuit.
Mais c'était extraordinaire d'évidence! Les conditions physiques étaient absolument les mêmes, et une minute avant, c'était une douleur presque intolérable, et qui s'en allait comme ça, dans la Paix du Seigneur.
Elle est partie depuis deux jours déjà, elle n'est pas revenue. Je ne sais pas si elle reviendra.
Mais alors le corps est en train d'apprendre une chose, et de l'apprendre non comme un effort qu'il faut faire mais comme une condition spontanée: c'est que TOUT ce qui arrive est pour le progrès. Tout ce qui arrive, c'est pour atteindre à l'état véritable, celui que l'on attend des cellules pour que la Réalisation puisse s'accomplir – même les coups, même les douleurs, même les apparentes désorganisations, tout cela est exprès. Et c'est seulement quand le corps le prend de la mauvaise manière, comme un imbécile, que ça s'aggrave, ça insiste; tandis que si, tout de suite, il dit: «Bien, Seigneur, qu'est-ce qu'il faut apprendre?» et qu'il réponde par le calme-calme, la détente du calme, ça devient immédiatement tolérable, et au bout d'un moment, ça s'arrange.
(silence)

 

Si c'était limité à un seul corps, à une seule masse ou quantité, un seul agglomérat de cellules, ce serait relativement très facile, mais l'interéchange, l'union, la réciprocité est automatique et spontanée, et constante. On sent que cet effet qui se produit ici (dans le corps de Mère) a naturellement, forcément, spontanément ses conséquences très loin et très au large; seulement ça complique les difficultés, et c'est pour cela que ça prend du temps. Il y a une correspondance, n'est-ce pas: il arrive une chose nouvelle dans le corps, une douleur nouvelle, une désorganisation nouvelle, une chose inattendue, et au bout de quelque temps, j'apprends que telle personne ou telle autre a exactement cela!
Ça aussi, le corps le sait et il ne proteste pas – c'est une affaire entendue, c'est comme cela. Mais ça prolonge le travail d'une façon considérable... Probablement, il y aura une endurance correspondante. Parce qu'il n'y a ni regret ni révolte, ni fatigue; vraiment, il est prêt à être très content, il ne demande qu'à être très content – il n'ose pas encore, c'est seulement ça. C'est une chose que l'on n'ose pas: «Est-ce que... est-ce que vraiment c'est si bien que ça!» Il n'ose pas. Mais il est très content: «Je n'ai à me plaindre de rien, tout va bien; il y a des difficultés, mais sans difficultés, il n'y a pas de progrès.»
Oui, ce qui lui est resté encore, c'est la peur de la joie – pas positivement «peur» mais... une timidité devant la joie. Il lui arrive quelquefois des vagues d'une intense Béatitude, d'Ananda, où toutes les cellules commencent à se gonfler d'une lumière dorée joyeuse, et puis... c'est comme si l'on n'osait pas – on n'ose pas. C'est ça, la difficulté.
L'entourage n'aide pas. L'entourage immédiat n'a aucune foi.
Alors ça n'aide pas, parce que l'atmosphère mentale n'est pas favorable. Mais mentalement, on regarde, on sourit; mais le corps sent un petit peu, il sent un peu la pression des formations défaitistes autour. Mais il sait pourquoi l'entourage est comme cela – au point de vue matériel, l'entourage est juste ce qu'il faut, juste ce qu'il faut, il a besoin d'une atmosphère comme cela pour que les difficultés matérielles ne soient pas aggravées. Alors il est parfaitement content, seulement il n'ose pas être joyeux; tout de suite, il dit: «Oh! c'est une chose encore trop belle pour la vie telle qu'elle est.»
Je ne sais pas combien de temps ça durera.
(silence)
De temps en temps, quand je suis tout à fait au repos et tout à fait tranquille (je sais, par exemple, que j'ai une demi-heure de tranquillité parfaite, que personne ne me dérangera), à ce moment-là,

 

le Seigneur devient très proche, très proche, et souvent je Le sens qui dit (pas avec des mots), qui dit à mon corps: «Laisse-toi aller, laisse-toi aller; sois joyeux, sois joyeux, laisse-toi aller, détends-toi», et le résultat immédiat est qu'il se détend tout à fait, j'entre dans une béatitude – mais je n'ai plus aucun contact avec l'extérieur! Le corps entre dans une transe profonde, je crois, il perd tout contact; par exemple, la pendule sonne, je ne l'entends pas.
Il faudrait pouvoir garder cette béatitude en étant tout à fait active et en plein travail. Je ne parle pas de la joie intérieure, du tout, il n'est pas question de cela, c'est hors de question, c'est établi d'une façon immuable: je parle de cette Joie dans le corps lui-même.
Cette espèce de satisfaction tranquille qu'il éprouve, maintenant il l'éprouve même quand les douleurs sont aiguës, avec ce sentiment de confiance que tout ça est en vue de la transformation et du progrès et de la Réalisation future. Il ne s'inquiète plus – il ne s'inquiète plus du tout, ne se tourmente plus du tout, il n'a même plus le sentiment de l'effort à faire pour endurer: on sourit.
Mais les aperçus, tout d'un coup, de la Vraie Chose, c'est tellement merveilleux que... Seulement, c'est l'écart entre l'état actuel et Ça qui est encore grand, et il semble que pour que Ça s'installe définitivement, il faut que Ça devienne naturel.
Voilà.
Et toi? Il ne t'est rien arrivé ces jours-ci? Quand?... Il y a quarante-et-un an! Ça, c'est seulement une façon de compter! Aujourd'hui?
Qu'est-ce qui t'est arrivé depuis la dernière fois que je t'ai vu? Rien?
Mais au point de vue santé, ça va mieux? Ou pas?
Ça va... Mais j'ai l'impression très forte d'être entouré de menaces.
Menaces? Tout le temps?
Oui, comme cela.
Tu m'avais dit cela une fois.

 

C'est superficiel parce que dès que je me mets en arrière, plus rien n'a d'importance – ça va à Mouttalpeth [le terrain de crémation] et ça n'a pas d'importance. Mais quand je suis dans ce corps, je n'ai pas du tout une impression de tranquillité. Je ne sais pas pourquoi.
Tu m'as dit cela déjà, et j'ai beaucoup regardé... Ça me fait l'effet d'une formation (qui remonte peut-être à assez longtemps) que tu as dû accepter à un moment donné, je ne sais pourquoi, et qui est restée autour de toi. Mais ça ne me paraît pas correspondre à une vérité. J'ai bien regardé, souvent, et je n'ai jamais vu que ce soit l'expression d'une vérité. J'ai vu que c'est ce que l'on pourrait appeler une «formation adverse», qui n'est pas nécessairement hostile mais adverse en ce sens qu'elle n'est pas bienfaisante. Mais ce n'est pas l'expression de quelque chose de vrai. Et ce serait le point: si tu pouvais avoir l'expérience de son irréalité, c'est-à-dire de son caractère mensonger, ça aiderait beaucoup.
Mais c'est quelque chose qui est très en bas, qui ne dépend pas d'une conscience raisonnable. Parce que, autrement, elle ne me gêne pas, je suis au-dessus de tout ça. C'est seulement là, matériellement.
Tu ne sais pas depuis quand?
Je crois que j'ai vécu pendant des années dans le drame, dans la tragédie, dans les accidents, alors il y a une vieille habitude: ça va revenir. L'impression que les choses ne peuvent pas se passer sans un drame, sans une tragédie, sans quelque chose de terrible.
Oui, ce doit être ça.
Par exemple, je sens très fort le besoin... Oui, quelque chose doit se produire – quelque chose doit se produire, changer, s'ouvrir; eh bien, j'ai en même temps, immédiatement, l'impression qu'il faut qu'il y ait une tragédie pour que ça s'ouvre, que rien ne peut se produire sans...
Ce n'est pas vrai. C'est justement ce que ce corps sent aussi, comme s'il ne pouvait pas progresser sans souffrir.
C'est ça.

 

Mais ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai!
Oui, c'est le goût du drame, et qui est légitimé par le fait que l'on a participé au drame. Mais maintenant, je commence à voir clair: cette participation est l'effet d'un consentement tacite, et c'est ce consentement tacite qui donne cette conviction intérieure, et alors tout cela crée l'atmosphère dans laquelle le drame se produit.
Mais tu sais, j'ai des heures, il m'arrive pendant des heures que quelque chose se fixe, se concentre vraiment (dans le vrai sens du mot) sur la relation entre l'Éternité et le Déroulement. De plus en plus ce qui vient, c'est une vision, une certitude que c'est seulement une manière de voir adaptée à notre conscience humanisée, et il y a une espèce de perception qui ne bouge pas (qui tient plus de la sensation que de la pensée), perception que ce qui est – ce qui est vraiment –, c'est tout autre chose: ce n'est ni le Déroulement tel que nous le concevons et le percevons, ni l'Éternité (l'Éternité coexistante, si l'on peut dire) telle que nous pouvons la comprendre. Et c'est à cause de notre incapacité de saisir la Chose vraiment que nous sommes comme cela, dans la difficulté, pour adapter ces deux choses convenablement.
Je le traduis très mal par des mots, mais ce n'est pas une vision, dans le sens que ce n'est pas une perception objective: c'est une vibration, une manière d'être que l'on devient pendant quelques secondes, et à ce moment-là on comprend, mais on ne peut pas le traduire.
C'est curieux, au point de vue de la Vérité, c'est le problème qui est en train de s'élaborer. Et alors, quand la concentration devient très aiguë et très intense, il se produit une sorte d'éclatement intérieur, dans la conscience, qui se répand – se répand – dans l'intensité d'un Amour. Et alors, c'est comme une réponse, pas à une question parce que ça ne se formule pas, mais à la volonté d'être.
(long silence)
L'Amour, c'est l'unique, suprême moyen d'être manifesté.
Et la Manifestation implique automatiquement le déroulement. Et cette conception (parce que tout ça, c'est la façon dont la conscience humaine peut approcher les choses), cette conception d'une simultanéité éternelle – simultanéité coexistante éternelle – est une traduction tout à fait maladroite et humaine de l'état de non-manifestation. Parce que, automatiquement, la Manifestation implique le déroulement: sans déroulement il n'y a pas de Manifestation. Seulement la pensée humaine, même la pensée spéculative,

 

est tellement maladroite et enfantine; elle confond toujours les notions: la notion du déroulement et la notion de l'imprévu ou de l'inattendu; la notion du déroulement et la notion de la «nouvelle» création, de quelque chose qui se crée et qui n'était pas – tout cela est tellement... (Mère renverse ses papiers sur la table). Tu vois (riant), mes biens protestent!
C'est dans ce «problème» que j'ai vécu ces jours-ci. Et note que ce n'est pas du tout un être supérieur ou qui appartient à d'autres mondes, qui est en train de spéculer: c'est la substance de la vie physique qui veut savoir sa loi intérieure, profonde.
(silence)
C'est amusant: toutes les constructions mentales que les hommes ont essayé de vivre et de réaliser sur la terre viennent à moi, comme cela, de tous les côtés, pour être classées, clarifiées, mises à leur place, arrangées, organisées, synthétisées. Alors tous ces soi-disant «grands» problèmes m'arrivent, et tout de suite il y a un sourire indulgent, comme pour des tâtonnements d'enfant; mais ce n'est pas du tout avec un sentiment de supériorité, rien de cela, c'est seulement le sentiment qu'on emploie un instrument qui ne peut pas résoudre le problème. Et une espèce de certitude, qui est au fond de la Matière, que la solution est – ça, c'est très fort, très fort. Oh! que de bruit, que de bruit, comme vous avez essayé en vain! – descendez dedans assez profond, et restez assez tranquilles, alors ça sera. Et vous ne pouvez pas comprendre: il faut seulement que ça soit.
Ça ne peut pas se comprendre, parce que vous employez des instruments qui ne peuvent pas comprendre. Mais ça ne se comprend pas: il faut que ce soit. Quand vous le serez, alors vous le serez, voilà, il n'y aura plus de problème.
Et tout cela, c'est là, par terre.
Mais toutes les grandes Écoles, les grandes Idées, les grandes Réalisations, les grandes... et puis les religions, c'est encore plus bas; tout ça, oh! comme ce sont des enfantillages!
Et cette sagesse!... c'est une sagesse presque cellulaire (c'est mieux). Justement, je regardais le rapport que j'avais avec tous ces grands êtres du Surmental et de plus haut, ce rapport tout à fait objectif et très familier que j'avais avec tous ces êtres et cette perception intérieure d'être la Mère éternelle – tout ça, c'est très bien, mais c'est presque de l'histoire ancienne pour moi! Moi, ce qui est maintenant, c'est ici, c'est par terre, dans le corps; c'est le corps, c'est la Matière; c'est par terre; et à dire vrai, ça ne se soucie pas beaucoup de l'intervention de tous ces êtres... qui au fond

 

ne savent rien du tout! Ils ne connaissent pas le vrai problème: ils sont dans un endroit où il n'y a pas de problèmes. Ils ne connaissent pas le vrai problème – le vrai problème, c'est ici.
C'est une façon amusée de regarder les religions et tous les dieux comme on regarde... ce sont comme des représentations de théâtre. Ce sont des distractions; mais ce n'est pas ça qui peut apprendre à se connaître, pas du tout, du tout! Il faut descendre tout au fond.
Et c'est cela, c'est cette descente tout au fond, à la recherche dé... mais ce n'est pas un inconnu, ce n'est pas un inconnu – cet éclatement (c'est vraiment une sorte d'éclatement), cet éclatement merveilleux de la Vibration d'Amour, ça c'est... C'est le souvenir. Et l'effort, c'est pour le changer en une réalité active.
(silence)
Peut-être, ce sentiment de menace, est-ce l'expression de la résistance et de la mauvaise volonté de tout ce qui ne veut pas que ça change – c'est possible. C'est possible. Il y a tout ce qui ne veut pas que ça change, qui n'existe que par et pour le Mensonge, et qui ne veut pas que ça change. C'est comme ces soudaines douleurs dans le corps, si l'on regarde, on voit toujours quelque chose de noir, comme un fil noir ou un point noir – c'est quelque chose qui ne veut pas: «Moi, je ne veux pas! Je ne veux pas que ça change, je tiens à mon Mensonge.» Alors c'est peut-être cette menace de tout ce qui ne veut pas changer.
Au fond, il n'y a qu'à sourire. Et ce sera bien obligé, un jour, de changer – on lui aura donné assez de temps, on lui a laissé assez de ficelle, hein?
Voilà, mon petit, alors une bonne année!
Il ne faut pas les prendre au sérieux: ils peuvent crier, ils peuvent protester, ils peuvent grogner, ils peuvent menacer, ils peuvent vous faire toutes sortes de méchancetés – ils n'ont qu'un temps, et quand le temps sera venu, ce sera fini, voilà tout. Et nous n'avons qu'à durer plus qu'eux, c'est tout. Et c'est très facile de durer si l'on s'accroche à ce qui est Éternel: ça ne demande même pas un effort. Et ça permet de regarder tout avec un sourire1.

 

Hosted by uCoz