20 juillet 1968
(Mère semble mieux, bien qu'elle tousse encore. Par contre, le disciple a attrapé la fièvre.)
Ça vient de là-bas (le Vatican), c'est la même origine que pour moi. La première fois, j'étais sur mes gardes, mais cette fois-ci, j'ai été prise par surprise... Si ça les amuse1!
*
* *
Peu après
Je ne peux pas parler... (Mère tousse) Il y a Z qui m'a fait une «confession» et qui m'a posé des questions. J'avais pensé répondre aujourd'hui, mais aujourd'hui, je n'ai pas de voix. Si tu veux lire (Mère tend une lettre au disciple).
«J'ai le sentiment d'une division et d'une confusion dans mon esprit, et sans doute entre différentes parties de mon être dont je ne suis pas clairement consciente.
«Dans une de ces parties, le Divin, ou le Suprême, est une chose sans forme, indéfinie, vaste, que je ne connais pas vraiment, mais que j'aspire à connaître, et c'est vers cela que vont ma pensée et mon amour lorsque aucune autre partie ou circonstance n'intervient. C'est cela que je trouve dans la profondeur. En cela, je trouve l'explication et la raison d'être de toute chose, et chaque jour, relativement à ma petitesse, me permet d'en découvrir un nouvel aspect. Là, il n'y a aucun problème, aucune difficulté, tout est paisible et heureux.
«Dans une autre partie, plus complexe, il y a la vie de tous les jours et la personnalité ordinaire. Là, les choses sont tout à fait différentes. Le pôle central de cette partie-là a, jusqu'à présent, été l'amour, mais l'amour tel que je l'entends ici, c'est-à-dire non pas quelque chose de subtil et qui monte, mais quelque chose de concret qui se vit et
1. L'enregistrement du début n'a pas été conservé.

 

qui s'échange, et qui a besoin pour exister de la présence physique, du "vivre avec", sinon elle n'a pas de raison d'être car elle n'a pas de point d'appui, elle n'a pas de forme concrète. C'est sans doute pour cela que tu m'as dit que j'aimais l'amour et non les personnes. C'est très vrai, parce que les personnes ne sont pour moi qu'une occasion de vivre l'amour ou ce que j'appelle ainsi.
«Maintenant, il n'y a plus dans ma vie aucune personne humaine, plus rien; peut-être est-ce ce vide qui a donné lieu à la dernière crise. Je sens vaguement quelque chose de trouble que je ne peux pas définir, mais qui me déplaît, comme si une partie de moi essayait de vivre avec Toi ce qu'elle ne peut plus vivre avec les êtres humains... Ma difficulté actuelle vient de l'impossibilité de réconcilier les deux parties de mon être, intérieure et extérieure, et le divorce que cela entraîne en ce qui te concerne. Voudrais-tu m'éclairer sur les points suivants:
Ah! voilà les questions.
1) Ce que j'appelle le Suprême et ce vers quoi je vais au-dedans, est-il, relativement à ma petitesse, une réalité, et mon mouvement vers cela est-il une chose vraie, ou une imagination et la fuite devant une autre réalité que je refuse de reconnaître.
Ça, c'est facile!
2) Quel rapport y a-t-il entre ce que j'appelle le Suprême, que je cherche au-dedans, et toi-même?
(Riant) Elle ne s'attend pas à ce que je lui réponde à cela!
3) Que signifie, sur le plan pratique du Yoga, ce que dit Sri Aurobindo, qu'il faut passer par Toi pour atteindre la Réalisation...
Il a dit qu'il fallait passer par la Mère?
Oui. Il a dit que si l'on se tournait uniquement vers l'Impersonnel, on tendait à une réalisation immobile, statique, tandis que si l'on passait par toi, c'était la réalisation dynamique.

 

Ah! c'est cela... Et puis?
«... Et qu'est-ce que cela implique, en ce qui me concerne, vis-à-vis de l'attitude juste envers le Suprême et envers Toi?»
C'est tout?
Oui. Elle fait des divisions. Oui, c'est absurde.
Je pensais lui répondre, mais je ne peux pas parler. Elle attendra.
(long silence)
Mais je me suis plusieurs fois, quand même, demandé (pour moi) d'un point de vue pratique, ceci: j'ai plus spontanément tendance, quand je me concentre, à me concentrer sur «Ça», que je ne définis pas, qui est «Ça».
(Mère approuve vivement) Oui-oui.
Mais je me demande parfois si ce ne serait pas mieux de me concentrer sur une forme plus précise, comme la tienne, par exemple – je ne fais pas de différences.
Je ne suis pas de cet avis.
Tu n'es pas de cet avis?
Ça rétrécit beaucoup.
Je ne fais pas de différences, note: «Il y a Mère et puis il y a le Suprême», ce n'est pas cela, mais je me demande si, pratiquement, ce ne serait pas mieux que ce soit «Toi», plutôt que «Ça».
Non! Non, quand on me demande, je dis carrément non. Parce que, malgré tout, même si l'on comprend, on est influencé par le fait d'une forme personnelle, d'une apparence personnelle, d'une personnalité définie – ça ne vaut rien. Il y a ceux qui aiment mieux aller au Suprême par l'idée de «la Mère», c'est-à-dire de la Force

 

exécutrice... Moi, n'est-ce pas... Naturellement, pour moi, ça n'a pas de sens. Mais je vois très bien, je sais que si les personnes m'appellent, ça ne va jamais ici (Mère désigne sa personne), ça va toujours tout droit vers le Suprême; même ce qui passe par la conscience active va tout droit au Suprême. Mais pour eux, c'est quelquefois plus facile. Alors je les laisse faire, mais... Parce que ça n'a pas d'importance; cette personne (de Mère) est devenue tout à fait... comment pourrait-on appeler cela?... Ce n'est même pas une image, c'est peut-être un symbole... Mais c'est comme les gens qui ont besoin de fixer un point pour fixer leur attention. Je vois ce qui se passe tout le temps: au lieu d'aller directement comme cela (vers le Suprême) et alors d'être un peu imprécis pour les gens; ça va comme ça (vers Mère), c'est rassemblé là (en Mère), et ça va là (vers le Suprême).
(Mère dessine des deux bras une sorte de circuit qui va vers elle, monte vers le haut puis redescend sur les personnes à travers elle. L'ensemble du circuit ressemble assez bien à la silhouette d'un Être unique.)
Et alors là (en Mère), il y a le fait de la présence physique qui fait que la direction des forces est plus précise. Je vois comment la Force d'en haut agit (geste de pression ou de masse qui descend), et c'est par similitude de vibration qu'ils entrent en contact. Mais il y a, en plus, quand ça fait comme cela (passage par Mère), il y a en plus cette connaissance physique matérielle qui précise et concrétise (l'action de la Force). Au point de vue de l'aide c'est... Sri Aurobindo avait raison: l'aide est plus directe. Ça évite aux gens un travail. Je vois ce qui vient, cette espèce d'atmosphère – c'est beaucoup plus qu'une atmosphère: une Présence, n'est-ce pas, constante –, mais alors dans la conscience ici (de Mère), l'action

 

se précise: individuellement elle se précise; suivant les cas, les besoins, les occasions, ça se précise. C'est une espèce de travail presque automatique. Et évidemment, je conçois que cela doive aider les gens. Ils ont besoin généralement d'une chose personnelle – «personnelle»: dont la vibration soit identique à la leur.
Je ne sais pas si c'est à cause de ce rhume, je ne sais pas (je ne crois pas – je sais très bien d'où cela vient), toute la matinée (la nuit et la matinée), il y a eu une sorte de perception de toutes sortes d'états de conscience par lesquels ce corps a passé, des ensembles de circonstances, et alors une perception mais si concrète, n'est-ce pas, si absolue: «Où est la personne? Où est, où est l'individu, où est la personne, où est...?» Et avec la vision si claire de la Conscience suprême qui, elle, est la SEULE qui soit permanente – la Conscience suprême qui se joue dans tout ça, dans tous ces mouvements, toutes ces actions, tous ces... Mais c'était senti et vécu d'une façon tellement concrète que je voyais que, par exemple, ce corps, que les gens croient être le même corps que celui qui est né il y a plus de quatre-vingt-dix ans, ce n'est pas du tout le même! tout est changé: les cellules sont changées, tout est changé! Tout: état de conscience absolument différent; alors où, où est la personne?... Il y avait tout d'un coup un «Où, où est cette personnalité, où, où est-ce qu'elle est?...» Il n'y avait que Ça (geste en haut): Conscience. Et alors, la vision du tout, des choses qui se forment, qui... (mouvement onduleux d'un Tout qui se diversifie en d'innombrables formes).
C'est-à-dire que cette expérience que l'on a généralement dans le mental supérieur, dans le psychique, c'est le corps qui l'a – c'est le corps dans sa constitution cellulaire qui l'a. Il a eu cette expérience-là ce matin: il y avait seulement Ça qui était permanent, c'est-à-dire Cela qui, dans l'innombrable changement, reste... (geste immuable, inébranlable, du tranchant de la main).
C'était une expérience tellement concrète – tellement concrète pour le corps – qu'il se demandait comment il restait encore en forme?
Et alors, toutes les notions ordinaires... plus aucun sens. Plus aucun sens, ça ne signifie plus rien.
Ça a commencé hier par la notion de l'infiniment petit et de tous ces mondes qui sont organisés comme cela (Mère fait peut-être allusion à sa vision de la cellule dans une main gigantesque). Et alors, l'impression d'une personnalité plus grande (je veux dire occupant plus de place, si l'on peut dire), les hommes, tous les hommes n'étant que des tout petits éléments constitutifs là-dedans... C'était ça, hier. Et puis aujourd'hui, c'était l'expérience opposée,

 

mais complémentaire. Et alors ça aboutit à cette vision du Tout et de tout – du Tout que, à cause de notre infirmité, nous voyons toujours avec des limites.
(Mère entre dans une longue contemplation, puis sourit soudain)
Je ne sais pas si c'est le fait de ce que je t'ai dit, ou quoi, mais j'ai vu un Être immense qui est arrivé en tenant un petit enfant par la main... et le petit enfant, c'était toi. Et il est venu le mettre devant moi, comme ça (geste aux pieds de Mère). Immense-immense, beaucoup plus grand que la maison, n'est-ce pas: le petit enfant était comme un doigt pour lui (Mère montre deux phalanges de son petit doigt). Il le tenait comme ça, il est venu le mettre devant moi (Mère rit).
C'est peut-être la suite de ce que j'ai dit! Mais c'était très concret1.
Sri Aurobindo a dit que, quand on allait par-delà l'Impersonnel, on trouvait le Personnel: LA Personne. Je suis sûre qu'il a eu l'expérience... Ma sensation à moi, c'est une espèce de fusion – de fusion de tout le sens de la personnalité dans... je ne veux pas dire dans une impersonnalité, ce n'est pas vrai, mais c'est quelque chose qui est sans limites, et pourtant c'est un sens pas personnel du tout au sens étroit du mot, mais avec toute la réalité concrète de la Personne. N'est-ce pas, c'est l'expérience du corps (je n'ai jamais eu de difficultés dans les autres domaines), mais l'expérience DU CORPS; le corps a l'expérience de cette fusion, constamment; constamment c'est comme s'il se fondait, mais... pour lui, c'est tout de même l'identique à l'identique; et le sentiment (le sentiment ou sa sensation) d'«autre», d'être autre, il le sent comme sa propre imperfection. Et pourtant, ce n'est pas du tout l'expérience d'un moi agrandi démesurément, absolument rien de cela, mais... Ce qui est tout à fait concret, c'est la Toute-Conscience (il sent bien que c'est beaucoup plus que cela, que c'est seulement un aspect, que c'est beaucoup plus que cela). Mais ça, c'est l'expérience constante-constante.
Et cette idée de Personnel ou d'Impersonnel n'a pas de sens. Ça ne correspond à rien. Le corps a perdu le sens de sa personnalité, tout à fait, tout à fait, et étrangement, n'est-ce pas, étrangement.
1. Le disciple suppose que cet être immense était le «Ça» vers lequel il se tournait de préférence à la personne de Mère. Et «Ça» est venu le mettre a sa place.

 

Par exemple... (tout-tout, pour le moment, se traduit en phénomènes de conscience), par exemple, il arrive je ne sais combien de fois par jour: tout d'un coup, la conscience d'un désordre, d'une douleur ou d'une souffrance quelque part – quelque part dans une partie, mais pas une partie... pas enfermée là-dedans (Mère désigne son propre corps), mais comme dans un corps immense, un endroit; et après un moment, ou après quelques heures, j'apprends que telle personne ou telle personne a eu tel mal ou tel mal, qui a été senti comme faisant partie de ce corps immense... C'est devenu très curieux. Ça a augmenté considérablement avec ce rhume. N'est-ce pas, j'ai vu moins de gens, j'ai fait moins de travail, je me suis reposée davantage – je dis comme cela par habitude, mais ça ne correspond pas très bien à l'état... Le «je», c'est comme si je me mettais dans la pensée des gens et que je parle de ce qui fait comme cela; parce que ce n'est pas comme cela que c'est senti, du tout. Ah! je vais te fatiguer...
Non! Pendant que tu méditais tout à l'heure, j'ai rarement eu une impression aussi physique, d'expérience aussi physique, dans mon corps.
Ah?
Oui, je sentais ça très fort: quelque chose qui ne se passait pas du tout là-haut, qui se passait ici.
(Mère hoche la tête et reste silencieuse)
Oui, au fond, comme une conscience ici, dans le corps1. Oui, oui.
(silence)
Ce qui est extraordinaire, c'est qu'avec un... un torrent de force aussi fantastique que celui qui est près de toi, ou sur toi, ou en toi, ça ne se traduise pas plus physiquement que cela!
Mais de plus en plus (par les nouvelles que les gens apportent, les choses qui se passent), de plus en plus, j'ai l'impression d'un torrent tellement formidable que... Oui, mais je crois que c'est comme cela: je crois que c'est en train de tout changer, et à une allure
1. Le disciple commençait à descendre de ses «hauteurs». Il était temps.

 

fantastique, mais que nous ne nous en rendons pas compte et qu'on s'en apercevra... après. Parce que, des constatations d'état, il y en a des centaines, et l'impression d'ensemble est assez formidable. N'est-ce pas, si la conscience se concentre – est pour une raison quelconque concentrée dans le corps ici –, alors il semblerait que tout est en train d'éclater – de bouillir et d'éclater –, au point que plusieurs fois j'ai demandé: «Est-ce que j'ai la fièvre?» – Je n'ai pas de fièvre du tout! Et dès qu'il y a l'immobilité, l'inaction et la concentration avec la conscience, alors c'est une chose tellement formidable, immense, n'est-ce pas, et... Et alors, c'est la Paix, la Sérénité. Une paix... quelque chose d'inexprimable – dans une action formidable. Et alors1...
(Mère entre en contemplation)
*
* *
À la fin de l'entrevue
Reste la question de Mgr R qui t'a écrit, je t'ai lu sa lettre la dernière fois.
Il demande une réponse?
Il s'attend à quelque chose.
J'ai répondu abondamment, très concrètement – très concrètement –, avec une grande concentration... Je ne sais pas si c'est un homme sensible.
Le contact était long, très complet, et le travail très précis. J'ai répondu d'une façon beaucoup plus véridique que les mots ne peuvent le faire.
J'ai pensé à dire certaines choses, mais tout est si mince. Les grandes phrases, c'est inutile, je les déteste. Tout est si mince et si petit.
Je verrai si ça vient.
1. Il existe un enregistrement de cette conversation. La fin n'a pas été conservée.

 

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