6 novembre 1968
(À propos d'une visite que le disciple est allé rendre à une vieille disciple française, Bharatidi, à l'hôpital de Vellore où elle doit être opérée. Bharatidi, membre de l'École Française d'Extrême-Orient, est bien connue pour son esprit pétillant, sa verve, son ironie mordante.)
Alors, tu es allé voir Bharatidi?
Oui, douce Mère. Elle est bien, cette Bharatidi, quelle force elle a! Et puis quel sens de l'humour, vraiment elle est reine.
Oui.
Il y a une grande noblesse dans cette femme. Oh! oui.
Tu lui as donné mon mot?
Oui, des larmes lui sont venues aux yeux.
On va l'opérer demain.
Demain matin.
Mais moi, je me suis demandé si c'était vraiment indispensable. Ils ne savent même pas si c'est un cancer.
C'est une tumeur, qui peut être un cancer ou une tumeur simple.
Enfin, elle prend ses dispositions, elle a déjà distribué tout son argent.
Ils disent que si on ne l'opère pas, ça ira de pire en pire. Oui.
Elle a quel âge1?
1. Suzanne Karpelès, ou Bharatidi, est née le 17 mars 1890 à Paris.

 

Plus de soixante-dix ans, je crois. Mais on la prépare en lui faisant des transfusions de sang. Elle est très faible physiquement, très émaciée. Seulement, elle a cette énergie...
Elle ne savait pas qu'elle avait cela?
Non... Mais ça fait du bien de voir un être humain qui a cette dignité...
Ah! oui.
... Racontant avec humour la visite des missionnaires et des bonnes sœurs qui voulaient la convertir (parce que c'est un hôpital protestant)...
Ah?
Alors il y a des «bishops» [évêques], il y a des nonnes, et une fois, ils sont venus dans sa chambre pour essayer de la convertir. Elle raconte tout cela avec un tel humour: – «Je n'ai pas peur de mourir, je sais qu'on naît plus d'une fois!» Alors les autres n'ont plus rien à dire.
Oui, elle m'a envoyé un message par M: «Je n'ai pas peur de mourir parce que je sais qu'on ne meurt pas.» C'est bien.
(long silence)
Il y avait une étrange relation entre mon mental et le sien... Quand j'observais les choses et que j'en parlais, j'avais la voix de Bharatidi et sa manière de dire et de voir! Et je me suis toujours demandé pourquoi, j'ai regardé: il y a eu une vie où nous étions ensemble, dans un même corps. Il y a très longtemps.
C'est curieux, c'était très intéressant... Tout d'un coup, je parlais avec sa voix: le son, les mots, tout, c'était tout à fait elle1.
Oui, elle a un joli mental, très joli.
Avant de venir ici, elle était bouddhiste2 et communiste – communiste très fervente.
1. Voir en Addendum une lettre de Mère à Bharatidi, montrant assez bien le genre de relation qui existait entre Mère et Bharatidi.
2. Bharatidi était spécialiste de la langue «pâli» (utilisée par les bouddhistes du Sud) et de sanscrit.

 

(silence)
Ils sont protestants militants dans cet hôpital?
Oh! oui, partout il y a de grandes inscriptions dans les chambres: «He died for our sins» [il est mort pour nos péchés], avec des versets de la Bible partout.
Oh!
Ils sont très protestants. On entend des chants religieux tout le temps...
(après un silence)
Ces protestants, ils sont bien pires que les catholiques.
Je me souviens toujours d'une femme danoise (qui était la mère de Hohlenberg1 qui était venu ici) et qui est venue à Paris par hasard, et que j'ai eue à déjeuner chez moi un jour; et alors, si tu avais vu cette femme... Je ne sais plus à propos de quoi, il a été question des catholiques, elle est devenue mais tellement furieuse! Elle criait: «Et ces idolâtres!...» (Mère rit) C'était effrayant!
Ils sont pires... Je connais les deux, j'ai vu les deux: ils sont pires. Ils sont beaucoup plus... ils sont durs. Ils sont très durs. Ils ont enlevé (riant) tout ce qui était artistique dans la religion catholique! Ils en ont fait quelque chose...
C'est de la morale mentale.
Oui, c'est cela.
Tu connais l'histoire de cet «évangéliste» (je crois), un pasteur qui habitait la maison où est H maintenant? Naturellement, il avait des contacts avec l'Ashram et je ne sais comment, il avait reçu des «messages», et alors il croyait que je m'annonçais comme un dieu – que j'étais un dieu –, et ça le rendait furibond! Il criait: «Aah! aah! notre dieu, au moins, il est mort sur la croix, il a souffert pour nous...» Voilà. «... Mais elle, elle vit confortablement...»
C'est effrayant.
«... Mais ça au moins, enfin, ça a de la valeur: il a souffert pour nous, il est mort sur la croix!»
Oui, j'ai vu cela à l'hôpital, il y avait une grande inscription: «He died for our sins.»
1. Celui qui a peint le portrait de Sri Aurobindo debout, de profil.

 

Quelle horreur!
Une grande inscription comme cela (geste).
Oh! quelle horreur.
C'est de la barbarie, c'est tout.
Oui.
(silence)
Ils sont relativement peu nombreux, beaucoup moins nombreux que les catholiques.
Mais leur religion est si mince, n'est-ce pas, si mince et si creuse, que c'est rien, au fond. Le four où ça cassera, ils seront complètement stupéfiés.
Oui.
C'est ce qui se passe en Amérique, d'ailleurs: ça casse de tous les côtés. Chez les catholiques, il y a quand même quelques racines...
Il y a eu un temps où je faisais une étude comparée de ce que je voyais et sentais dans tous les sanctuaires religieux, et là c'est vraiment intéressant. Dans les temples protestants, ça s'arrêtait au mental, il n'y avait rien d'autre – rien: sec-sec. Un mental, et puis derrière, rien.
Pour les catholiques, cela dépendait beaucoup-beaucoup de l'église ou de la cathédrale: de l'endroit. Varié. Et alors, je comparais avec tous les autres sanctuaires... N'est-ce pas, dans mes voyages, j'allais toujours voir – très intéressant.
Les temples bouddhiques sont très bien. C'est évidemment nihiliste, mais c'est toujours une atmosphère très concentrée – concentrée et sincère. Un effort sincère.
Dans les temples ici... Oh! j'ai rencontré toutes sortes de choses (beaucoup de diablotins), mais toutes sortes de choses. Ici, c'était vraiment très intéressant... La divinité d'un temple est venue me trouver en me demandant que je l'aide à avoir de l'influence sur les gens! Elle m'a dit: «Je te donne tout ce que j'ai, mais tu feras que...» (elle ne me l'a pas dit avec des mots comme cela: je traduis).

 

J'allais en voiture vers son temple, et en cours de route, elle est arrivée dans la voiture! C'était tellement inattendu! Elle m'a dit: «Tu viens; fais que mon pouvoir grossisse, je te donne tout ce que j'ai!...» (C'était dans ce temple où l'on coupe le cou à des centaines de poulets une fois par an1.) Alors je lui ai dit: «Non.» Si je pouvais empêcher tous ces massacres!...
Mais dans beaucoup de temples ici, j'aime beaucoup l'atmosphère.
Oui.
Il y a une vibration si vieille, si vieille... Oui.
On a l'impression qu'on retrouve là des millénaires qu'on connaît.
Oui.
(long silence)
On a mis des «placards» dans sa chambre? Oui-oui partout.
Elle ne les a pas fait enlever, non?
Il y a même une Bible dans un coin... Non-non, pas question d'enlever ça!
Dans sa chambre!
Oui.
Et toi, quand tu étais là-bas malade, ils avaient mis une Bible?
Non, je n'ai pas vu la Bible, mais il y avait un placard aussi (je ne me souviens plus quoi).
1. Mère a déjà raconté cette histoire dans l'Agenda II du 29 avril 1961.

 

Ils font de la propagande. Ah! oui, bien sûr1.
(long silence)
Il n'y a rien, pas de travail? Tu n'as rien?
Il y a V qui a vu quelque chose encore. Quelque chose d'inattendu. Tous les soirs, il vient méditer au Samâdhi, et au Samâdhi, il n'a jamais eu de vision de sa vie: il y a simplement Sri Aurobindo, c'est tout, jamais autre chose, depuis des années. Et l'autre jour, il est venu, et il a eu tout d'un coup une vision: il a vu Kâli qui est sortie du Samâdhi, de l'endroit où est la tête de Sri Aurobindo – Kâli toute bleue, couverte d'ornements d'or.
Quel jour?
Il y a peut-être quatre ou cinq jours.
(Mère reste longtemps silencieuse, puis suit un quiproquo)
Je n'aime pas beaucoup la sentir là-dedans.
Ce qui l'a surpris, c'est qu'au lieu qu'elle soit nue, elle était couverte d'or.
Quoi?
Ah! Tu parles de Bharatidi! pardon!
Mais ça ne fait rien, qu'est-ce que tu disais à propos de Kâli?
Ce qui Va surpris, c'est qu'elle soit couverte d'or au lieu d'être nue.
Elle sortait du Samâdhi? Non, ça ne m'étonne pas2.
1. L'enregistrement du fragment qui suit sur Kâli n'a pas été conservé.
2. Rappelons que l'or est la couleur du supramental.

 

Mais ma réflexion était à propos de Bharatidi1... C'est-à-dire qu'il ne faut pas qu'elle meure, parce que c'est un mauvais endroit pour mourir.
Oui. Moi, quand j'étais hospitalisé là-bas, j'ai eu une impression affreuse.
Oui.
Je me disais tout le temps: il faut que je sorte de là, il faut que je sorte de là...
Oh! ça, je voulais tout le temps que tu t'en ailles de là-dedans. Bien2.
*
* *
ADDENDUM
(Lettre de Mère à Bharatidi, écrite vers 1963, à une époque où Mère ne recevait aucun disciple, sauf, parfois, les gens qui allaient se marier. Bharatidi, 73 ans, avait écrit à Mère pour lui demander si elle devait se marier afin d'avoir droit à une entrevue...)
O Bharatidi, notre très chère amie!
Ne vous mariez pas, ce serait un si grand dommage pour tous – car il faudrait que vous quittiez 1'Ashram, au moins pendant la lune de miel...
Et je vais vous dire la vérité. Si je ne vous vois pas, c'est que je ne parle pas et, encore pire, je n'entends pas, et comment vous voir sans entendre toutes les choses si intéressantes que vous avez toujours à me dire?...
Mon programme est généralement cinq minutes de méditation, parfois moins – et comment vous demander de grimper deux étages pour cela?
Si vous le voulez bien, nous attendrons un peu que la tension (pas artérielle!) soit moins grande.
Pour moi, vous le savez, j'ai le grand avantage d'être
1. L'enregistrement reprend ici.
2. Il existe un enregistrement de cette conversation.

 

avec vous sans la nécessité de la présence physique et votre voix résonne souvent à mon entendement intérieur – et je réponds toujours dans le silence.
J'y joins maintenant ce long discours écrit pour vous envoyer mes vœux les meilleurs pour la nouvelle année.
avec toute ma tendresse Signé: Mère
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