2 avril 1969
(Notons que depuis l'année passée, le disciple s'était plaint de maux de tête et de maux d'yeux – qui venaient étrangement la nuit – et que Mère, dernièrement, lui a ordonné d'arrêter de lire et d'écrire pendant un mois.)
Comment sont les nuits?
Ça va.
Ce n'est pas mieux?
Si, c'est mieux.
Ah!... tu as encore mal?
Si je fais quelque chose, j'ai rapidement mal à la tête. Mais il ne faut rien faire! (Mère rit) Mais souvent, il y a des gens qui veulent me voir. Moi, je ne te donne plus de travail.
Mais je regrette! Ce n'est pas fatigant, au contraire. Ce qui me fatigue, c'est de voir des gens.
Mais est-ce nécessaire que tu les voies?
Je me demande ce qu'il faut faire. Normalement, je pense que s'ils viennent, c'est qu'ils sont «envoyés»...
(Sujata, en aparté:) Pas moi.
Je ne sais pas quoi faire. Depuis longtemps, il y a toutes sortes de gens qui viennent me voir. Je me dis: «Quoi? dire non?» Ou accepter: «Puisque ça vient, j'accepte.»
Ce n'est pas toujours utile, n'est-ce pas?

 

Non, une fois sur cent C'est cela.
Tu n'as qu'à dire que tu ne voies personne.
Ils ont trouvé le truc! Ils savent que le soir, je vais me promener à la plage, alors ils viennent là.
Quels sont ces gens?
Toutes sortes, qui ont lu le livre.
Je sais que plusieurs fois, on m'a dit qu'on voudrait te voir; j'ai dit: «C'est inutile, il a autre chose à faire.»
Mais chez moi, j'ai dit «personne», parce que si je reçois chez moi, je ne peux plus travailler et je ne peux plus rien faire. Ça, c'est catégorique. Mais à la plage... ils viennent.
Tu n'as qu'à entrer en méditation à la plage, et tu n'entends rien!
Quelquefois, je le fais.
C'est ce qu'il y a de mieux. Alors tu te feras la réputation d'un grand sage! (Mère rit) et en même temps ça te reposera!
Ils sont insupportables! Moi, ici, j'en vois (Dieu sait que j'en vois!), mais il est entendu que je ne dis pas un mot, et quand ils me parlent, je n'entends rien. Alors quand ils voient qu'il n'y a pas de réponse, ils se taisent.
Il n'y a pas moyen autrement! Ils vous accablent de choses tout à fait inutiles.
Mais j'en ai vu un, hier, un Français qui s'occupe d'Auroville, qui a été très en relation avec les gens de cette nouvelle musique «pop» (tu sais, ce nouveau mouvement «musical» qui va avec les hippies). C'est le père de la petite A, née à Auroville.
Oui, je dois le voir pour sa fête.
Il est venu me voir et il m'a fait entendre cette musique1.
1. Il s'agit des Rolling Stones.

 

Comment est-ce?
C'est curieux... C'est barbare.
Barbare.
C'est barbare, mais mon impression était: barbare du nouveau monde.
(Mère rit) J'en entendrai un peu le 16 quand je le verrai.
Les gens qui composent cette musique ont des millions d'adhérents. Ce sont des gens qui ont une fortune formidable – qui ont le cinéma, la radio, la télévision, qui ont tout à leur disposition, et qui sont en pleine révolution.
Ah?
Oui, comme je te l'ai dit: les barbares du nouveau monde. Tout l'ancien monde est balayé. Vraiment, c'est le commencement de quelque chose, qui s'exprime d'une façon très barbare mais qui est quelque chose. Alors l'idée de ce garçon est d'essayer de toucher ces gens-là, de les brancher sur Auroville. Parce que, évidemment, ces gens ont des millions et des millions de suivants – ils ont un pouvoir formidable (un pouvoir sur les foules). Et ils ont quelque chose, mais barbare.
Ça m'intéresserait d'en entendre pour savoir, une fois... mais il ne m'en faut pas longtemps.
C'est ce que je lui ai dit.
Il m'en faut quelques minutes.
C'est cela. Il voulait t'en faire entendre une heure!
(Mère rit de bon cœur, silence)
Je me suis souvent demandé quelle était la vraie attitude à prendre vis-à-vis de tous ces gens qui viennent me voir...

 

Tu peux être en méditation. (Moqueuse) Tu te fais une réputation de sage!
Et quand je leur parle, c'est très curieux, il y a une espèce de guerrier en moi, et il y a des gens qui suscitent des réactions: j'ai envie de taper. Quelquefois, c'est très brutal, je ne sais pas pourquoi. Ça vient et ça tape. Avec d'autres, au contraire, je suis très tranquille. Il y en a qui me disent: vous êtes dur!...
Ça a toujours été comme cela? Ce n'est pas depuis cette nouvelle conscience, depuis cette année-ci?
L'année dernière aussi.
Parce que j'ai remarqué que, dans cette Conscience, il y a quelque chose comme cela: tout d'un coup, ça vient comme cela, oh! et ça a envie de taper.
Surtout quand je touche à la petitesse mentale.
(silence)
Les gens de cette musique, ce sont les mêmes qui prennent des drogues?
Oui.
Alors, ce doit être dans le vital.
Ah! c'est très vital, sans aucun doute. Mais ils ont la perception que le monde est en révolution et que l'on arrive dans un monde nouveau, et que toutes les vieilles conventions sont à balayer. Il n'y a aucun conformisme d'aucune sorte. Ils sont ouverts à tout.
Ouverts comme cela (geste horizontal), pas comme cela (geste vertical).
Non, pas comme cela, mais une certaine bonne volonté malgré tout. Ce sont eux – ou un groupe du même genre: les «Beatles» – qui sont allés voir ce Mahesh Rishi dans l'Himalaya.
Et alors?

 

L'idée de ce yogi était les «méditations transcendantales», et il les a fait venir pendant un mois chez lui, dans l'Himalaya. Évidemment, au bout de quinze jours, ils s'embêtaient, ils n'en pouvaient plus! Et puis le «Transcendant», c'est sans beaucoup d'ouverture pour le monde... (!) Si l'on montrait à ces gens-là, justement, ce que Sri Aurobindo a apporté, un yoga ouvert sur le monde, ça les toucherait.
Le malheur est que tous ces gens prennent leurs désirs pour des inspirations. Alors là... J'ai cette difficulté avec Auroville aussi, c'est pour cela que je leur répète à toute occasion (ils sont tous à dire qu'ils viennent à Auroville pour «être libres»), alors je leur réponds: on ne peut être libre que si l'on est uni au Seigneur Suprême; pour être uni au Seigneur Suprême, il ne faut plus avoir de désirs!
Oh! il est évident que tout cela (les désirs) était nécessaire, maison ne peut pas rester là.
(silence)
Tu n'as pas de nouvelles de P.L.? Non.
Nous ne sommes plus tout à fait à l'époque où l'on pouvait enfermer quelqu'un... Ils peuvent lui dire qu'il est «déchu du christianisme», mais je pense qu'il s'en fiche. Peut-être pas?
Il serait touché, parce qu'il ne pourrait plus rien faire pour le catholicisme.
Ce serait dommage. Ce serait très dommage. Mais c'est le pire qui puisse lui arriver. Il a agi avec un grand courage.
(silence)
Le jour où tu m'as dit les nouvelles de P.L., la nuit, je lui ai envoyé... (comment dire?) une «délégation spéciale de la Conscience» pour qu'elle lui fasse dire juste ce qu'il faut, comme il faut. Ce sera intéressant de savoir1.
Elle est merveilleuse, cette Conscience, elle a une façon de voir
1. L'enregistrement du début de cette conversation n'a pas été conservé.

 

les choses! vraiment... vraiment unique. Je pourrais dire que ma
vision et ma compréhension du monde, de la vie, de tout, sont tout à
fait changées, dans un élargissement... – naturellement l'élargissement, j'avais travaillé tout le temps pour l'avoir, mais cet élargissement s'est trouvé plein de quelque chose de tout à fait nouveau,
tout à fait. Et ce sont deux choses mélangées: l'une, c'est cette
espèce de Sourire compréhensif et bienveillant qui est CONSTANT en
présence de tout, même des plus imbéciles négations; et en même
temps, là-dessous, sous cette bienveillance (mais «bienveillance»
est un mot faible), il y a une puissance! une puissance formidable.
Formidable... C'est comme si c'était gonflé de puissance. Une puissance presque concrète, je ne sais pas (Mère palpe l'air)... c'est de la
lumière, mais c'est une lumière comme si on la touchait: si elle
passe à travers les doigts, on la sent passer tellement c'est concret.
Une lumière d'un or profond.
J'ai eu en quelques jours, deux cas de gens qui s'étaient conduits
comme des serins et des imbéciles (ça arrive souvent!), mais tous
les deux l'ont compris, senti et m'ont écrit en s'accusant exactement de ce qui avait été vu sous cette lumière. Alors, c'est nouveau.
Il y avait une lettre hier et une aujourd'hui; l'un est Français, et
l'autre est un Américain. Tous les deux s'étaient conduits absolument comme des serins imbéciles, mais d'ordinaire ils auraient
excusé leur conduite avec toutes sortes de bonnes raisons, et tous
les deux se sont accusés: «Je me suis conduit comme un imbécile.»
C'est nouveau.
(silence)
On pourrait dire ceci: si l'on compare la conscience, non pas de
l'humanité ordinaire mais la conscience supérieure de l'humanité,
celle que l'on possède quand on est homme et que l'on fait effort
pour se mettre en rapport avec la conscience supérieure (le rapport
que l'on a avec elle), et puis cette Conscience-là, alors l'impression
est que, dès que la conscience humaine voulait être en rapport avec
les choses supérieures, se purifier des mouvements inférieurs,
s'élargir, ça devenait... fluide, transparent, éthéré; celle-ci, avec une
vision, une perception INFINIMENT SUPÉRIEURE à l'autre, est solide
et concrète. Et c'est une impression... c'est tellement fort! J'ai dit
au commencement que j'avais l'impression qu'elle m'entourait
comme une protection (un rempart), solide; eh bien, c'est resté
comme cela, cette solidité, et en même temps infiniment plus vaste,
plus élevé, plus compréhensif... Et alors, oui, cette solidité. Et dans
ce quelque chose que je dois appeler «bienveillance» parce que je

 

n'ai pas de mots, là-dedans, il y a une Puissance de Compassion si extraordinaire! quelque chose qui... presque une intolérance de la souffrance – la souffrance PHYSIQUE (la souffrance morale qui provient d'une déformation morale ne l'intéresse pas beaucoup, ça lui paraît idiot), mais la souffrance tout à fait matérielle qui provient de la structure du monde matériel et de son fonctionnement, ça lui paraît inacceptable. Je ne sais pas comment exprimer cela, il y a une sorte de refus de l'admettre... Je suis en train d'observer (on est encore dans la période d'observation); il me semble, d'après les expériences que j'ai, que dans une certaine mesure au moins, ça a le pouvoir de la transformer, de l'annuler. Il y a des cas où c'est évident, mais ce n'est pas un fait constant. Je ne sais pas. C'est pour cela, par exemple, que d'après ce que j'avais vu et ce qui s'est passé, vraiment j'espérais que tes nuits deviendraient bonnes, mais... Naturellement, je suis un instrument extrêmement imparfait.
C'est beaucoup mieux.
Oui, mais... C'est cela, c'est encore dans le monde du relatif.
Les deux [états] sont comme cela (Mère superpose étroitement ses mains). Pour ce corps lui-même, il a constamment l'expérience d'un état presque miraculeux, mais il reste encore (est-ce le souvenir ou l'habitude, ou bien vraiment un mélange?), il reste encore la capacité de souffrir physiquement, matériellement. Alors, ça veut dire qu'il y a encore beaucoup à faire.
Il y a (pour moi, tout est une question de vibrations maintenant), il y a une certaine vibration, que j'ai de la peine à décrire parce qu'il n'y a pas de mots, mais qui tient, comme je l'ai dit, de la compassion (je ne sais pas comment dire, mais c'est très-très intense, ces perceptions sont très intenses), celle-là, quand elle vient, vraiment elle a un pouvoir extraordinaire, mais... ça ne paraît pas avoir la possibilité (Mère renverse brusquement deux doigts) d'un changement brusque. Dans certains cas, il y a eu des personnes qui ont été complètement... tout à fait soulagées, mais pas guéries.
Ma mère, tu l'as guérie1.
Oui, «comme cela».
Mais elle a été complètement guérie!
1. On craignait un cancer.

 

Ah! oui (Mère semble se souvenir), ta mère a été guérie.
Je reçois des lettres inattendues de gens avec qui je n'étais pas en correspondance, qui annoncent des guérisons. Mais moi, je parle du tout petit cercle d'ici... Pour Pavitra, ici, ça a été un miracle au dire même d'un docteur qui n'est pourtant pas croyant1; ça a été un miracle, mais... ce n'est pas total, c'est-à-dire que c'est là avec la possibilité de recommencer. Et pourtant, Pavitra a pris l'attitude la meilleure.
C'est comme cela, n'est-ce pas, c'est presque merveilleux, et puis... C'est probablement pour que nous ne soyons pas gonflés d'orgueil et de satisfaction, pour que nous sachions à quel point il faut encore changer. Ça, quand il s'agit du physique (Mère regarde ses mains), il n'y a besoin d'aucune démonstration, c'est évident! Mais il a été dit, répété cent fois: c'est ce qui viendra en dernier. Alors...
Mais le changement intérieur est considérable – considérable. Considérable: ça a été le plus grand changement de toute mon existence au point de vue de la conscience, et j'en ai eu beaucoup et j'ai beaucoup travaillé et... rien en comparaison de ce qui s'est passé depuis le premier janvier. Au point que le corps a l'impression d'être une autre personne... Mais ça ne suffit pas.
On verra.
Mais je te veux fort et solide... Fais le grand sage, ce sera amusant2! (Mère rit)
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