24 mai 1969
C'est difficile... Les Anglais diraient: it's not a joke [ce n'est pas une plaisanterie]... Tout-tout se désorganise, tout est désorganisé.
On voit bien que ça se désorganise VERS une organisation supérieure, c'est-à-dire un élargissement, une libération – ça, c'est vrai... Mais rien-rien ne va plus à la façon ordinaire. Alors, le corps ne peut plus manger, peut plus... Ça, dormir, il y a longtemps qu'il n'y a plus de sommeil ordinaire (je ne le regrette pas), mais tout-tout est comme cela (geste de bouleversement).
(long silence)
C'est une très étrange sensation: plus aucune relation telles qu'elles étaient auparavant. Rien: ni le corps avec lui-même, ni le corps avec les autres, ni rien, c'est... tout comme quelque chose qui a disparu. De temps en temps, tu sais comme un souffle qui passe, une petite chose... je ne peux pas dire comment c'est – charmante. Ce n'est pas un plaisir, ce n'est pas une joie, c'est... une brise qui passe et qui est tout à fait spéciale – charmante, quelque chose de tout à fait charmant. On boit une goutte de quelque chose, qui la minute d'avant était tout à fait terne – ce n'est pas intense, ce n'est pas violent, ce n'est pas fort, c'est... charmant. La minute d'après, c'est parti. Le corps, tout d'un coup se sent une espèce de repos paisible et lumineux et... tout à fait adorable – la minute d'après, il a mal partout. Alors tout est comme cela.
Une sorte d'identification avec tout, qui est loin d'être très agréable (mais elle n'est pas désagréable non plus), mais... ça donne une impression bizarre de la vie. Tout est comme cela. À un moment,
1. Il existe un enregistrement de cette conversation.

 

l'impression que l'on ne dépend de rien, qu'on est une expression... (comment dire? Mère sourit) une expression du Seigneur, et qu'on ne dépend de rien; la minute d'après, qu'on n'est rien du tout, qu'une espèce de mouvement semi-conscient au milieu d'une semi-conscience générale – très désagréable. Et c'est comme cela, et c'est tout le temps comme cela... À un moment donné, les choses sont tellement (comment dire?) presque répugnantes, qu'on aimerait hurler – et qu'en fait, si l'on ne se surveille pas, on se met à crier; à un autre moment... tout est si paisible qu'on a l'impression d'entrer dans une éternité. Alors tu comprends... Tout ce que l'on peut faire, c'est d'être tranquille au milieu de tout cela!
Et puis, c'est accompagné d'une conscience (pas une perception mentale: une conscience), conscience de tout ce que les gens pensent, de tout ce que les gens sentent, de tout ce que... tout est, oh! c'est si lamentable! C'est si lamentable... Comme je dis, tout d'un coup, une minute, il y a quelque chose qui est tout à fait merveilleux; et puis la minute d'après, c'est... Alors le corps lui-même, on ne peut pas dire qu'il trouve ça très amusant, non, seulement il est... Il ne se révolte pas du-tout-du-tout-du-tout, il dit: «Puisque c'est comme ça, ça doit être comme ça.» Quelquefois, de temps en temps, il... aspire à aboutir à quelque chose.
Tu vois la condition.
Ce qui fait que je ne peux même plus, je ne peux même plus – par exemple, avant, quand quelqu'un me disait qu'il avait des difficultés et qu'il était malheureux ou... c'était très simple, spontanément je lui disais: «Mais pensez à autre chose, pensez au yoga et vous trouverez la paix» – je ne peux même plus dire cela! Parce que je ne peux pas dire aux gens: faites comme je fais et vous serez tranquilles! C'est vrai que je n'ai au-cun souci – aucun souci. Un jour (c'était hier ou avant-hier, je ne sais pas), tout semblait se désorganiser – tout, partout: tout le monde, toutes les circonstances, toutes les choses –, tout, à l'échelle de la terre. Pas tout petit: à l'échelle de la terre. Tout petit: un désordre complet; général: un désordre complet. Mais même cela, le corps peut encore voir et sourire. Mais, n'est-ce pas, il ne peut plus manger, ou il vomit tout ce qu'il mange, ou... C'est le désordre total. Je ne peux pas dire qu'il trouve cela tout à fait très bien, mais il ne le trouve pas insupportable; il dit: «C'est comme ça, c'est comme ça.» Parce qu'il y a toujours – toujours: ça, ça ne bouge pas (geste au-dessus de la tête, comme une volonté inébranlable), il y a toujours là la conscience de: «Atteindre-atteindre le Seigneur, la Conscience Suprême... Atteindre le Seigneur.» Ça, c'est stable. C'est durable. Et alors: «S'il faut

 

encore que tout cela se dissolve, ça se dissoudra; si ça peut évoluer, ça évoluera; s'il faut passer par tous ces inconvénients, qui ne sont vraiment pas très agréables, il passera.» Ça, ça ne bouge pas (même geste au-dessus de la tête). Et même, ça vient – au moment où ça commence à être assez ennuyeux –, ça vient comme cela: «Être ce que le Seigneur veut... Ce que Tu voudras.» Voilà.
Alors j'ai arrêté de parler – je parle juste maintenant, mais j'ai arrêté de parler parce que...
Et une sorte de fluidité (geste répandu partout): soit que ce que les gens ont vienne ici, soit que, ici, ça s'en aille là-bas, ou... Une fluidité comme cela... qui n'est pas particulièrement agréable. C'est intéressant, et c'est même amusant quelquefois, c'est drôle et c'est comique. Mais je ne peux pas dire que ce soit très réjouissant.
Je ne savais même pas si je dirais quelque chose parce que ce n'est vraiment pas... ce n'est vraiment pas agréable à dire... Combien de temps ça va durer? Je ne sais pas... Il y a des moments où on a l'impression que ça ne peut pas durer, que ça va finir; il y a des moments où on a l'impression que ça peut être comme cela pour une éternité. Et alors, quand c'est cela, quand il y a ce sentiment... «Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi tout cela? Est-ce que vraiment ça sert à quelque chose qu'il y ait une manifestation comme cela, qui dure éternellement comme cela? À quoi ça sert?...» Si on a la vision d'une Beauté et d'une Joie, d'une Harmonie, alors on dit: «Bon, on passe par la difficulté et puis on arrivera là-bas», mais comme cela, si ça doit être tout le temps comme cela... Voilà.
Et alors, comme je l'ai dit, de temps en temps, pour une seconde (même pas une seconde), une joie... quelque chose... Je ne peux pas dire, ce n'est ni joie, ni plaisir, ni bonheur, ni rien de tout cela, c'est... c'est quelque chose d'adorable – qui peut être rien: qui peut être un goût, qui peut être un parfum, qui peut être un mouvement, et puis... ça disparaît. Si le monde était toujours comme cela, ce serait une chose merveilleuse! Merveilleuse! inexprimablement merveilleuse, mais... Mais impossible d'être tout seul comme cela, ce n'est pas possible. Ce n'est pas possible, il y a tout ce qui vient du dehors (geste comme un tombereau qui se déverse) et qui... Alors, s'il faut attendre que tout soit changé... ouf!
Il est évident que la création peut être une chose merveilleuse – elle semble en être le contraire. Mais comment l'un va changer en l'autre?...
(silence)

 

Le corps est arrivé à un état de conscience où il sait que la mort peut faire un changement, mais n'est pas – n'est pas une disparition (pas une disparition de la conscience). Et alors, cette idée qu'a l'immense majorité des êtres humains: le repos de la mort... (Mère pose sa main sur sa bouche, comme devant une énorme sottise). Même pas cette consolation. Pour la majorité des gens, c'est le contraire d'un repos. Et alors, là aussi, mais d'une façon encore plus aiguë et plus intense: «Le seul, le seul, 1'UNIQUE espoir, c'est... Seigneur, Toi. Être Toi, qu'il n'y ait que Toi; que cette séparation, que cette différence disparaisse, c'est MONSTRUEUX !» Que ça disparaisse. Alors, que ce soit comme Tu veux: Toi, en pleine activité, ou Toi, en complet repos, cela n'a aucune espèce d'importance; que ce soit comme-ci ou comme ça, de toute façon cela n'a aucune-aucune importance; ce qu'il y a d'important, c'est que ce soit Toi.
C'est la CERTITUDE absolue (Mère ferme ses deux poings) qu'il n'y a qu'UNE porte de sortie de tout cela, une SEULE – une seule, il n'y en a pas deux, il n'y a pas un choix, il n'y a pas plusieurs possibilités, il n'y en a qu'une: c'est... la Porte suprême. La Merveille des Merveilles. Tout le reste... tout le reste, ce n'est pas possible.
Et tout cela, c'est l'expérience de ça (Mère désigne son corps); ce n'est pas mental, c'est tout à fait, tout à fait matériel.
Je vois, n'est-ce pas, parce que la conscience des gens m'est tout à fait ouverte (il n'y a pas de différence, c'est tout à fait ouvert), alors je vois: dans l'immense majorité, immense majorité, l'idée, quand les choses deviennent vraiment pénibles: «Oh! (il y a toujours cette espèce d'idée) oh! un jour, tout ça, ce sera fini.» – Quelle blague!
(silence)
Mais pourquoi?... Pourquoi?... De temps en temps, le corps s'inquiète: pourquoi? pourquoi-pourquoi tout ça, pourquoi?... Quand il voit, quand il est en contact avec la souffrance, les gens, les misères, les difficultés, pourquoi-pourquoi? Pourquoi... pourquoi?
(le disciple pose son front aux pieds de Mère)
Puisque cette création peut être une merveille identique à la Conscience Suprême, pourquoi-pourquoi a-t-il fallu tout ça (Mère dessine un cercle qui revient au point de départ)?
De temps en temps, ça lui vient.
Mais enfin, évidemment, c'est imbécile parce que ça ne sert à rien

 

– c'est comme ça, c'est comme ça. Tous les pourquoi n'empêcheront pas que ce soit comme ça. Tout ce que l'on a à faire, c'est de trouver le moyen que ce ne soit plus comme cela, c'est tout.
(silence)
Je pense toujours au Bouddha et à tous ceux-là: on va aller se fondre dans le Seigneur, et puis il n'y aura plus rien! (Mère prend sa tête entre ses mains)
Et alors, pour que leur théorie soit vraisemblable, ils disent... (riant) que c'est une «erreur»; et ils ne voient pas l'imbécillité de leur théorie: que le Seigneur Suprême puisse avoir fait une erreur... et s'en repentir et s'en retirer!
Ces gens, tous ces gens, plus ils sont convaincus, plus on a l'impression qu'ils sont enfermés dans des œillères.
(silence)
Mais en fait, ton corps est un symbole de toute la terre.
Ça a l'air d'être comme cela.
Alors, tout vient à toi pour être purifié.
Oui, mais moi, ça ne me console pas, il s'en fiche!
Oui, mais j'ai l'impression qu'une fois que quoi que ce soit t'a touchée, ça ne peut plus revenir dans le monde comme c'était avant.
Ça paraît comme cela, il arrive tout le temps des choses extraordinaires. Tout le temps, tout le temps, à chaque minute, j'entends des choses vraiment extraordinaires.
Mais ça ne le console pas!... Il n'a pas d'amour-propre.
Oui, mais ça sert à quelque chose. Ah! oui.
Ça purifie – ça doit purifier le monde.
Il ne s'inquiète même pas de sa purification... Je ne sais pas comment expliquer... C'est nuit-jour-sans-arrêt: «Ce que Tu voudras, Seigneur, ce que Tu voudras...» N'est-ce pas, le «voudras» au lieu

 

du «veux», parce que ce n'est pas seulement comme cela (geste tourné au-dedans), c'est comme cela (geste tourné au-dehors, répandu). «Ce que Tu voudras, ce que Tu veux.» C'est tout. Ça, c'est son état perpétuel.
(silence)
Parce qu'on sent très bien que tout grince, n'est-ce pas.
(Mère rit, silence)
En tout cas (ça, c'est très clair), la Conscience qui est à l'œuvre pour l'aider dans le travail, lui a fait comprendre par-fai-te-ment que de s'en aller n'est pas une solution. Même si, avant, il y avait une curiosité de savoir ce qu'il sera, cette curiosité est partie; alors le désir de rester, il y a fort longtemps que c'est parti; le possible désir de s'en aller quand ça devient un peu... suffocant, c'est parti avec l'idée que ça ne changera rien du tout. Alors, il ne lui reste qu'une chose: c'est de perfectionner l'acceptation. C'est tout.
Quand il n'en parle pas, c'est relativement plus facile; quand il l'exprime, ça devient très concret.
Voilà.
La seule chose qui vraiment le console (et pas pour longtemps), c'est l'idée que: ce que tu fais, c'est utile à tous; ce que tu fais, ce n'est pas pour toi, une petite personne imbécile, c'est pour que toute-toute la création en profite. C'est la chose qui lui donne de la patience.
Mais quand il y a des gens qui ont, tu sais, une grande bonne volonté (avec peut-être un peu d'ambition) pour faire aussi du travail, alors je leur dis: «Si ça vient, prenez-le, mais n'attirez pas...» Il fallait qu'une partie de la création fasse le travail pour le tout; ça, c'est évident – c'est évident –, eh bien, il se trouve que ce qui parle (Mère), c'est au moins une partie. Il fallait quelqu'un. C'est bien; c'est comme ça, c'est comme ça; il n'y a pas de quoi être... C'est comme ça, c'est comme ça.
Ah! il demande seulement à le faire convenablement, et puis c'est tout.
Le corps a conscience d'une très profonde imbécillité, et il se rend compte que tout-tout l'univers est comme cela à cause de cette imbécillité. Et sa parfaite incapacité d'en sortir... C'est une question de Grâce, c'est tout... Il y a des secondes, tout est si merveilleux que c'est incroyable, et puis la seconde d'après...

 

Voilà. Il vaut mieux ne pas en parler.
(silence)
On voudrait t'aider mieux.
Mon petit, tu m'aides autant que tu peux. C'est très bien... Il y a une chose: tu es le seul à qui je puisse dire. Et c'est bien; au point de vue général, j'en suis très reconnaissante – tu es le seul à qui je puisse dire. Les autres ne comprennent pas.
Les autres ne comprennent pas.
Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qui arrivera; il y a des moments où ça devient si difficile que je me demande si le corps pourra tenir le coup, mais je voudrais... je voudrais qu'on ne me mette pas dans une boîte et qu'on ne le fourre pas... comme ça, parce qu'il le saura, il le sentira, et ce sera ajouter encore une misère à toutes celles qu'il a eues. Qu'on attende qu'il se dégrade. Je te le dis, tu pourras le dire aux autres si c'est nécessaire.
Oui, sûrement1.
Il ne le désire pas, il ne le craint pas – ce sera comme ce devra être, voilà tout. Seulement, il voudrait vraiment qu'on comprenne... qu'on comprenne l'effort qu'il a fait, et qu'on n'aille pas le... (geste de se débarrasser d'un corps encombrant) l'enfermer et un tas de terre dessus. Parce que même longtemps après que les docteurs auront déclaré qu'il est mort, il sera conscient: les cellules sont conscientes.
Voilà, c'est tout.
Je ne sais pas... peut-être que... Tu sais, il y a un tel chemin à faire que ça paraît... absolument miraculeux. Et l'autre chose (la «mort») me paraît de plus en plus idiote. Alors je suis comme cela (geste entre deux). Ça fait vraiment une condition bizarre: on n'est plus vivant, on n'est pas mort.
Ah! au revoir, petit2.
1. Nous avions encore l'illusion que nous pouvions «dire» quelque chose.
2. Il existe un enregistrement de cette conversation.

 

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