3 janvier 1970
(Suite de la conversation du 31 décembre 1969 sur Auroville et le Matrimandir.)
Douce Mère, j'ai dit à Paolo [l'architecte italien] de venir, il attend dehors.
Oui... Il y a une chose intéressante.
Il y avait longtemps que je sentais quelque chose, puis nous en avons parlé l'autre jour et j'ai vu... J'en ai parlé à R [l'architecte d'Auroville], je lui ai dit de voir Paolo, je lui ai dit aussi que j'avais vu ce qu'il fallait faire. Naturellement, il n'a pas dit non, il m'a dit oui à tout, mais j'ai senti qu'il n'avait pas beaucoup l'intention... Mais voilà ce qui s'est passé. J'ai vu clairement – très-très distinctement –, c'est-à-dire que c'était comme cela et c'est encore comme cela, c'est là (geste désignant un plan éternel) : l'intérieur de cet endroit [le Matrimandir].

 

Tu devrais le dire à Paolo?
Je lui dis tout de suite?... Bon... Je parlerais plus facilement si je suis seule avec toi.
Oui, alors dis, douce Mère.
Je pourrais faire la description. C'est venu comme cela. Ce sera une espèce de hall qui sera comme l'intérieur d'une colonne. Pas de fenêtres. L'aération sera artificielle, avec ces machines-là (Mère désigne un climatiseur), et seulement un toit. Et le soleil qui frappe le centre; ou quand il n'y a pas de soleil (la nuit et les jours sombres), une lumière électrique de projecteur. Et l'idée, c'est de faire tout de suite comme un exemple ou un «modèle» contenant environ une centaine de personnes. Quand la ville sera construite et qu'on aura fait l'expérience, on en fera une grande chose – mais alors, ce sera très grand, contenant de mille à deux mille personnes. Et on fera le second autour du premier, c'est-à-dire que le premier ne partira que quand le second sera fini.
Voilà l'idée.
Seulement, pour en parler à Paolo (et si possible, si je vois que c'est possible d'en parler à R), je voulais avoir un plan. Je vais le faire faire – pas moi-même, je ne peux plus; j'aurais pu le faire dans le temps, mais maintenant, je ne vois plus assez clair. Je vais le faire faire cet après-midi devant moi, un plan, et avec ce plan, je pourrai vraiment bien expliquer. Mais à toi, je voulais simplement dire ce que j'ai vu... Ce sera une tour à douze facettes – chaque facette représente un mois de l'année – et le haut, le toit de la tour sera comme cela (Mère fait un geste représentant à peu près ceci:)
Et alors, à l'intérieur, il y aura douze colonnes – les murs et puis douze colonnes – et tout au centre, il y a par terre mon symbole, et dessus, quatre symboles de Sri Aurobindo qui se joignent, qui font un carré, et au-dessus... un globe. Un globe si possible d'une matière transparente et avec (ou sans) lumière dedans, mais le soleil devra taper sur ce globe; alors, suivant les mois ou le moment, ce sera d'ici, de là, de là... (geste indiquant la marche du soleil), tu comprends? Il y aura toujours une ouverture avec un rayon. Pas une lumière diffusée: un

 

rayon qui frappe, qui devra frapper. Cela demande des connaissances techniques pour pouvoir être exécuté et c'est pour cela que je veux faire un dessin avec un ingénieur.
Et alors, il n'y aura dedans ni fenêtres ni lumières, ce sera toujours dans une sorte de pénombre claire: nuit et jour – le jour avec le soleil, la nuit avec la lumière artificielle. Et par terre: rien, excepté un sol comme celui-ci (la chambre de Mère), c'est-à-dire d'abord du bois (du bois ou autre chose), puis une sorte de mousse de caoutchouc épaisse, très douce, et puis un tapis. Un tapis partout – partout, excepté ce centre. Et les gens pourront s'asseoir partout. Et les douze colonnes, c'est pour les gens qui ont besoin de s'appuyer le dos!
Et alors, on ne viendra pas pour une «méditation régulière» ou quoi que ce soit de ce genre (mais l'organisation intérieure, on la fera après): ce sera un lieu de concentration. Tout le monde ne pourra pas venir; il y aura un moment de la semaine ou un moment de la journée (je ne sais pas) où on laissera venir les visiteurs, mais enfin pas de mélange. C'est une heure fixe ou un jour fixe pour montrer [aux visiteurs], et le reste du temps, seulement pour ceux qui sont... sérieux – sérieux, sincères –, qui veulent vraiment apprendre à se concentrer.
Alors, je crois que ça, c'est bien.
C'était là (geste de vision au-dessus), je le vois encore quand j'en parle – je vois. Tel que je le vois, c'est très beau, c'est vraiment très beau... Une sorte de pénombre: on voit, mais c'est très tranquille, et puis des rayons de lumière très clairs et très forts (la lumière projetée, la lumière artificielle, il faudra qu'elle soit un peu dorée, il ne faut pas que ce soit froid – cela dépendra du projecteur) sur ce globe. Un globe que l'on fera en matière plastique ou... je ne sais pas.
Cristal?
Si c'est possible, oui. Pour le petit temple, le globe n'aura pas besoin d'être très gros: s'il était grand comme cela (environ 30cm), ce serait bien. Mais pour le grand temple, il faut que ce soit grand.
Mais le grand temple sera construit comment? Au-dessus du petit?
Non-non, le petit s'en ira.
Ah! il s'en ira, on en fera un autre.

 

Mais le grand sera construit après, alors à des dimensions formidables... Le petit partira seulement quand le grand sera fait. Mais, n'est-ce pas, pour que la ville soit finie, il faut compter une vingtaine d'années (vraiment pour que tout soit en ordre, à sa place). C'est comme les jardins: tous les jardins que l'on fait, c'est pour maintenant, mais dans vingt ans, il faudra que tout cela ait d'autres dimensions; là, il faudra que ce soit quelque chose de vraiment... vraiment beau. Et je me demande dans quelle matière faire ce globe, le grand?... Le petit, en cristal peut-être: un globe comme cela (30cm), je crois que ce serait suffisant. Il faut que l'on puisse voir le globe de tous les coins de la salle.
Il ne faut pas qu'il soit trop élevé au-dessus du sol non plus?
Non, le symbole de Sri Aurobindo n'a pas besoin d'être très grand, il a besoin d'être grand comme cela...
Vingt-cinq centimètres, trente centimètres?
Au plus, tout au plus.
C'est-à-dire que ce serait à hauteur des yeux à peu près. Des yeux, oui, c'est cela.
Et une atmosphère très tranquille. Et rien, n'est-ce pas: de grandes colonnes... À savoir si les colonnes seront d'un style... si elles seront rondes, ou aussi, elles-mêmes, à douze facettes...? Et douze colonnes.
Et un toit à deux pans?
Oui, un toit à deux pans pour pouvoir avoir le soleil.
Il faudra que ce soit arrangé de telle façon que la pluie ne puisse pas entrer. On ne peut pas penser à avoir quelque chose à fermer et à ouvrir quand il y a la pluie, ce n'est pas possible; il faut que ce soit arrangé de telle façon que la pluie ne puisse pas entrer. Mais le soleil doit entrer par rayon : pas diffusé. Par conséquent, il faut que l'ouverture soit limitée... Cela demande un ingénieur calé qui sache vraiment son métier.
Et ils commenceraient quand?

 

Moi, je voudrais que l'on commence tout de suite, dès que l'on aurait les plans. Seulement, il y a deux questions: d'abord les plans (les travailleurs, on peut en avoir), et puis l'argent... Je crois que c'est possible avec cette idée de faire comme un petit échantillon (enfin, «petit» c'est une façon de parler parce que, pour que cela contienne facilement une centaine de personnes, il faut encore que ce soit suffisamment grand), un petit échantillon pour commencer; et alors, en faisant le petit échantillon on apprendra, et on fera le grand juste quand la ville sera finie – ce n'est pas tout de suite.
J'en ai parlé à R, qui m'a dit le lendemain: «Oui, mais ça va demander du temps à préparer» (je n'ai rien dit de tout ce que je viens dé te dire, j'ai seulement parlé de faire quelque chose). Et après, j'ai eu la vision de cette salle, alors je n'ai plus besoin de personne pour voir ce que cela doit être: je sais. Et il faut plus un ingénieur qu'un architecte, parce qu'un architecte... il faut que ce soit aussi simple que possible.
J'ai raconté à Paolo ce que tu avais vu, cette grande salle vide, où il n'y avait rien; ça le touchait beaucoup, il voyait justement cette grande salle, vide. Il comprend bien. Alors, «vide», cela veut dire une forme simplement.
Mais une forme... comme une tour, mais... (c'est pour cela que je voulais avoir un croquis pour montrer), douze facettes régulières, et puis il faut un mur qui ne soit pas droit, un mur un petit peu comme cela (geste légèrement incliné), je ne sais pas si c'est possible. Et à l'intérieur, douze colonnes. Et alors, il faut trouver un arrangement pour capter le soleil: douze facettes de façon qu'à tout moment de l'année, il puisse venir... Il faut quelqu'un qui sache bien le métier.
Le dehors... Je n'ai pas vu le dehors; pas vu du tout, je n'ai vu que le dedans.
Je voulais expliquer à Paolo quand j'aurais les papiers, ce serait plus facile, mais puisque tu l'as appelé...
(Sujata va chercher Paolo, qui arrive avec une guirlande d'«harmonie» rose. Mère lui donne un hibiscus orange – la fleur d'Auroville –, le regarde, puis se met à parler:)
Depuis que l'on a décidé de faire ce temple, j'ai vu: je l'ai vu à l'intérieur. Je viens d'essayer de le décrire à Satprem. Mais d'ici quelques jours, j'aurai des plans et des dessins, alors je pourrai

 

expliquer plus clairement. Parce que, le dehors, je ne sais pas du tout comment c'est, mais dedans je sais.
(Paolo:) Le dehors sort du dedans.
C'est une espèce de tour à douze facettes régulières qui représentent les douze mois de l'année, et absolument vide... Seulement, il faut qu'elle puisse contenir de cent à deux cents personnes. Et alors, pour soutenir le toit, il y aurait à l'intérieur (pas au dehors: à l'intérieur), douze colonnes; et tout à fait au centre, alors l'objet de la concentration... Et avec la collaboration du soleil, toute l'année le soleil devra entrer par rayon (pas une diffusion: il faudra faire un arrangement pour qu'il puisse entrer comme des rayons); alors, suivant les heures de la journée et les mois de l'année, le rayon tournera (il y aura un arrangement en haut) et le rayon sera dirigé sur le centre. Au centre, il y aura le symbole (de Mère), plus le symbole de Sri Aurobindo soutenant un globe. Un globe que l'on va essayer de faire en quelque chose de transparent comme du cristal ou... Un grand globe. Et alors, les gens seront admis là pour se concentrer – (riant) pour apprendre à se concentrer! Pas de méditations fixes, rien de tout cela, mais il faudra qu'ils restent là dans le silence – dans le silence et la concentration.
(P:) C'est très beau.
Mais l'endroit absolument... aussi simple que possible. Et le sol, de façon que les gens soient confortables, qu'ils n'aient pas à penser qu'ils ont mal ici ou qu'ils ont mal là!
(P:) C'est très beau.
Et au milieu, sur le sol, mon symbole. Au centre de mon symbole, on mettra en quatre parties (comme un carré) quatre symboles de Sri Aurobindo, debout, soutenant un globe transparent.
Ça, ça a été vu.
Alors, je vais faire préparer par un ingénieur des petits plans, simples, pour montrer, et puis je te montrerai quand ce sera prêt. Voilà. Et puis on verra.
Pour les murs, probablement il faudra que ce soit en concrete [béton armé].
(P:) Toute la structure peut être en béton armé.

 

Le toit devra probablement être incliné, et alors, au centre, il faudra un arrangement spécial pour le soleil.
(Satprem:) Tu disais que les murs, tu les voyais un peu inclinés.
Ce seront ou les murs inclinés ou le toit qui devra être incliné – ce qui sera le plus facile à faire. Les murs, on peut les faire droits, et le toit, incliné. Et la partie supérieure du toit appuyée sur les douze colonnes. Et là-haut, l'arrangement pour le soleil.
Et dedans: rien. Rien que les colonnes. Les colonnes... je ne sais pas, il faudra voir si on les fera à facettes (comme le tout), à douze facettes, ou bien simplement rondes.
(P:) Rondes.
Ou simplement carrées – c'est à voir.
Et alors, par terre, on mettra quelque chose d'épais et de mou. Ici... (vous êtes confortables quand vous êtes assis?... Oui?), il y a d'abord du bois et puis cette espèce de caoutchouc, et par-dessus, un tapis de laine.
(Satprem:) Avec ton symbole?
Pas le tapis. Le symbole, j'avais pensé qu'il vaudrait mieux le faire en quelque chose de solide.
(P:) Il faut de la pierre.
Le symbole... tout sera autour, n'est-ce pas. Le symbole ne couvrira pas le tout, ce sera seulement au milieu de l'espace – (riant) il ne faut pas que l'on s'asseoie sur le symbole!... Il sera au milieu.
La proportion du symbole par rapport au tout est à voir soigneusement, en comparaison avec la hauteur.
(P.) Et la salle assez vaste?
Ah! oui, il faut bien. Il faut que ce soit comme une sorte de pénombre avec ces rayons de soleil – que le rayon de soleil se voie. Un rayon de soleil.
Alors, suivant les heures de la journée, le soleil tournera (les heures de la journée et les mois de l'année). Et puis, la nuit, dès que le soleil disparaît, on allume des réflecteurs qui auront le même effet

 

et la même couleur. Et nuit et jour, la lumière reste là. Mais pas de fenêtres ni de lampes ni de choses comme cela: rien. La ventilation avec des machines à climatiser (on fait cela dans les murs, c'est très facile).
Et silence. Dedans on ne parle pas! Ce sera bien.
Alors, dès que mes papiers seront prêts, je t'appellerai pour te les montrer.
(P:) Très bien.
(À Sujata:) Tu me donnes une rose pour lui.
(Mère donne deux roses rouges Paolo se retire)
Je ne lui ai pas demandé s'il avait vu R parce que... R est tout à fait dans l'atmosphère «pratique» de maintenant. C'est bien, il faut que ça démarre!
N'est-ce pas, c'est ce que j'ai appris: la faillite des religions, c'est parce qu'elles étaient divisées – elles voulaient que l'on soit religieux à l'exclusion des autres religions; et toutes les connaissances humaines ont fait faillite parce qu'elles étaient exclusives; et l'homme a fait faillite parce qu'il était exclusif. Et ce que la Nouvelle Conscience veut (c'est là-dessus qu'elle insiste): plus de divisions. Être capable de comprendre l'extrême spirituel, l'extrême matériel, et de trouver... trouver le point de jonction, là où... ça devient une force véritable. Et c'est en train de vouloir apprendre ça au corps aussi par les moyens les plus radicaux.
Et le malheur (riant: je dis «malheur»!), c'est que chez les gens, ça se traduit par des désordres. Des gens qui sont proches de moi pour le travail tombent «malades». Il y en a un qui est au nursing home [clinique], l'autre qui a des difficultés. Et suivant leur réceptivité, il faut que j'arrive à leur faire comprendre qu'ils ne s'inquiètent pas, que ce n'est pas «une maladie», que c'est... la résistance du corps. Et le corps (de Mère), il a appris à ses dépens!... C'est tout le temps comme cela: si tu es dans la vraie position, tout va bien – à condition que l'on n'observe pas, qu'on ne soit pas à étudier: «Ah! il est comme ça, ou il est comme ça, il sent ça, ou...» Dès que l'on s'occupe de lui, dès que la conscience est tournée vers lui, il y a quelque chose qui se dérange. Ça se dérange. Il faut que l'on soit... comme ça (geste tourné vers le haut). Et alors, il y a quelque chose

 

qui sait tout de même, il y a quelque chose qui sait mais on n'observe pas (je ne sais pas comment dire). Et on voit que dès que la conscience des cellules prend la vraie attitude, la chose qui se manifestait comme un désordre ne se manifeste plus comme un désordre: la nature de la manifestation change – comment?...
Et non seulement cela, mais le «que Ta Volonté soit faite» (sans souci du tout de ce que c'est, de ce que sera cette Volonté, c'est-à-dire une acceptation d'avance de quoi que ce soit), est remplacé d'une étrange façon – d'une étrange façon – par une chose qui n'a rien à voir avec la pensée et de moins en moins avec la vision, quelque chose de supérieur, qui est un genre de perception – un genre de perception nouveau: on sait. Mais ça, c'est venu pour quelques secondes. De temps en temps, ça vient, et puis... les vieilles habitudes recommencent. C'est au-dessus – très-très au-dessus – de la pensée; c'est au-dessus de la vision. C'est une sorte de perception: il n'y a plus de différenciation des organes (Mère touche ses yeux, ses oreilles). Et c'est une perception... oui, qui est totale; qui est à la fois (si on veut l'expliquer), à la fois vision, ouïe et connaissance. Une perception... quelque chose qui est un nouveau genre de perception. Alors là, on sait. Ça remplace le savoir. Mais dès que l'on veut l'amener sur le plan du savoir, c'est fini, on perd le contact.
Tout cela, c'est certainement la conscience de ce que Sri Aurobindo avait appelé le supramental1: l'être qui suivra l'homme. Comment il sera? – Je n'ai pas encore vu... Ça, je n'ai pas encore vu. J'ai bien vu, j'ai eu des perceptions du surhomme, de l'être intermédiaire, mais on sent très bien que ce n'est qu'un être intermédiaire. Ce que sera cet être-là qui suivra le surhomme? Je ne sais pas... Parce que nous sommes encore beaucoup trop humains; quand nous voyons une forme à la Conscience Suprême, l'Être Suprême, etc. – le Suprême –, nous avons tendance à lui donner une forme similaire à la forme humaine, mais c'est notre vieille habitude... J'avais vu cet être futur (je l'ai vu il y a bien des années); c'était évidemment une forme beaucoup plus harmonieuse et expressive que la forme humaine, mais ça ressemblait, c'était encore une forme humaine, c'est-à-dire une tête et des bras et des jambes et... Est-ce que ce sera ça? Je ne sais pas. Il y aura cela comme intermédiaire, forcément – forcément. Il y a eu toutes ces sortes de singes qui ont servi d'intermédiaires entre l'animal et l'homme... Mais la légèreté, l'invulnérabilité, le déplacement à volonté, la luminosité à volonté,
1. Cette partie de la conversation sera reprise et précisée par Mère plus tard dans la conversation du 27 mai 1970.

 

tout cela est entendu, ça fait partie des qualités supramentales, mais... Ah! oui, aussi le revêtement à volonté: ce n'est pas une chose étrangère ajoutée, c'est la substance qui prend certaines formes... Tout cela, je l'ai vu et j'en ai parlé à Sri Aurobindo aussi, et Sri Aurobindo lui-même m'a fait certaines démonstrations (quelquefois, je le vois et il me montre). Lui, a dit simplement ce que sera le pas intermédiaire. Mais toutes les descriptions ne valent rien. Et quand je le vois la nuit (je passe des heures avec lui quelquefois), c'est tellement naturel et spontané que je ne suis même pas là à observer: «Ça, c'est comme ça, ça c'est comme ça...», non. Et le matin avec une concentration, l'impression reste très forte, mais le détail comme nous le comprenons ici, on ne peut pas dire.
De même, cette espèce de chose (Sri Aurobindo aussi l'appelle «perception»), cette perception qui remplace la vision et tout le reste, c'est très fort la nuit. C'est difficile à dire... On en a l'impression au réveil, mais on n'a pas la capacité; la pleine capacité n'est pas là.
(silence)
Au point de vue pratique, je vais essayer de faire comprendre à R. Mais j'ai vu, il me semblait que ce qu'il faudrait... R, quand il est ici, s'occupe d'«Auromodèle», du côté pratique, de tout cela (c'est très nécessaire, c'est très bien), et pour cette construction du centre, je voudrais que ce soit Paolo qui la fasse, et alors je voudrais que Paolo reste quand R est parti: que Paolo soit ici quand R est parti, et avec Paolo on ferait cela. Seulement, je ne veux pas qu'ils sentent l'un et l'autre que c'est l'un contre l'autre (!) Il faut qu'ils comprennent que c'est pour se compléter.
Je crois que Paolo comprendra.
Mais R va prendre cela comme un empiétement sur ses attributions?
Peut-être pas, je vais essayer. Je vais essayer.
Non, quand je lui ai dit qu'il était nécessaire de faire le centre – que je l'avais vu et que ça devait être fait –, il n'a pas objecté. Seulement, il m'a dit: «Mais ça prendra du temps.» Je lui ai dit: «Non, il faut que ce soit fait tout de suite.» Et c'est pour cela que je fais faire ces espèces de croquis par un ingénieur, pour lui montrer, parce que ce n'est pas un travail d'architecte: c'est un travail d'ingénieur avec des calculs très précis pour la lumière du soleil, très précis. Il faut que ce soit quelqu'un qui sache vraiment.

 

L'architecte, il faudra qu'il voie que les colonnes soient belles, que les murs soient beaux, que les proportions soient exactes – tout cela est très bien –, et puis ce symbole au centre. Le côté beauté, naturellement, c'est l'architecte qui doit le voir, mais tout le côté calcul... Et l'important, c'est cela, c'est le jeu du soleil sur le centre. Parce que cela devient le symbole – le symbole de la réalisation future.
(Mère reste concentrée)
Le pas que l'humanité doit faire immédiatement, c'est une guéri-son définitive de l'exclusivisme. C'est cela qui est, dans l'action, non seulement le symbole mais l'effet de la division, de la séparation; ils disent tous: «Ça et pas ça.» – Non: ça et ça... et encore ça, et encore ça, et encore ça, et tout à la fois. Être assez plastique et assez large pour que tout soit réuni. Et c'est cela, c'est à cela que je me cogne tout le temps en ce moment, dans tous les domaines – dans tous les domaines... Dans le corps aussi. Le corps a l'habitude de: «Ça et pas ça, ça OU ça, ça ou ça...» Non-non-non: ça et ça.
La grande Division, n'est-ce pas: la vie et la mort – voilà. Et tout est l'effet de ça. Eh bien (les mots sont idiots mais), la sur-vie, c'est la vie et la mort ensemble.
Pourquoi l'appeler «sur-vie»! Nous sommes toujours tentés de nous appuyer d'un côté: lumière et obscurité... («obscurité» enfin...).
Ah! nous sommes tout petits. On se sent si petit1...
(Peu après, à propos des commentaires de Mère sur les «Aphorismes», le disciple suggère de rectifier un mot.)
Il y a un mot qui ne me semble pas le mot exact...
Oh! tu en trouveras un tas, mon petit! c'est ce que je t'ai déjà dit.
Encore hier, j'ai écrit quelque chose dans une lettre à D, et dès que la lettre est partie, je me suis dit: «Non, ce n'est pas comme cela qu'il fallait dire: c'est comme cela...» Parce que je le fais en hâte et avec une activité mentale à côté de moi (chez la ou les personnes qui entourent Mère), qui ne s'exprime pas en bruits mais qui
1. Le fragment suivant a été omis de l'enregistrement.

 

est là, et qui fait que j'ai de la difficulté à attraper «la chose». Et alors, ça vient après (quand les gens sont partis).
C'était pour cela que j'avais dit qu'il fallait que je revoie ces commentaires.
On pourra les revoir ensemble1.
(silence)
Encore un Aphorisme hier... Mais en lisant ces Aphorismes avec mes expériences de maintenant, je vois que Sri Aurobindo savait tout cela. Il avait attrapé ça, là, il était là, et les mots qui semblent bizarres ou pas tout à fait compréhensibles pour la compréhension intellectuelle même la plus haute, ont un sens. Hier, tout d'un coup: «Tiens! c'était ça» (que Sri Aurobindo avait vu). Par exemple, justement dans l'un de ces Aphorismes que j'ai lu hier, il y avait «perception», et je me souviens que quand j'ai traduit [il y a plusieurs années], je me disais: «Perception, qu'est-ce qu'il veut dire?...» Maintenant, je comprends merveilleusement! C'est quelque chose qui n'a rien à voir avec nos sens: ni vision ni audition ni... – perception. Il a mis «perception». Mais perception est un mot excellent2.
Et encore, pour le moment, je ne lis que la traduction; peut-être que si je revoyais l'original, ce serait encore plus frappant.
(long silence)
Tu sais, maintenant, quand je suis mise en contact avec toutes les choses que j'ai dites (et pourtant je faisais de mon mieux), dans le temps... j'ai tellement l'impression... des paroles de l'ignorance – toutes basées sur le choix et l'opposition: ça et pas ça, ceci et pas cela, on approuve, on désapprouve... Voilà. Et maintenant, ça paraît si stupide! et si étroit – si étroit. Et ce que l'on admire chez les gens que l'on a considérés comme des saints (les saints, surtout les saints), c'est le refus: refus de presque tout, excepté de Dieu (Mère tend un unique doigt en pointe vers le ciel). Et tout-tout, depuis la chose la plus haute – l'approche, la manière d'approcher le Divin –, depuis cela jusqu'à la plus matérielle: les fonctions du corps; tout, depuis en haut jusqu'en bas, c'est toute la même bêtise: ça mais pas ça; ça mais pas ça; ça en contradiction avec ça; ça en
1. L'enregistrement reprend ci-après.
2. Aphorisme 262 – «Perçois toujours, et agis selon la lumière de tes perceptions toujours plus grandes, mais pas seulement celles de ton cerveau raisonneur. Dieu parle à ton cœur quand le cerveau ne peut pas Le comprendre.»

 

opposition à ça... Toute la moralité, toutes les règles sociales, toute l'organisation matérielle du monde est basée sur la division. Et il paraît de plus en plus évident que ce sera la première chose – la première chose – que l'être supérieur (que Sri Aurobindo appelait «être supramental»), que cet être-là voudra abolir.
Je comprends maintenant pourquoi il a dit «supramental»; au lieu de dire surhomme, il a dit supramental parce que surhomme est... Tandis que cet être-là, la base même de son existence est différente; au lieu d'être basé sur la division, c'est basé sur l'union. Et l'homme parle beaucoup de l'union, mais il n'a pas la moindre idée de ce que c'est.
C'est très intéressant.
Et le corps sent si bien qu'il n'est... il n'est plus ici, il n'est pas encore là; et alors... (Mère fait un geste en suspens) c'est quelque chose, en apparence, de tout à fait absurde, avec des faiblesses apparentes que les êtres humains méprisent, et... (riant) des forces inouïes que les êtres humains ne peuvent pas supporter.
C'est curieux.
Et alors, ce n'est pas réalisé, ce n'est pas concrétisé, ce n'est pas exprimé: c'est comme cela (même geste en suspens). Alors c'est devenu quelque chose de tout à fait absurde.
(silence)
Ce que les hommes appelaient «difficile», «compliqué», maintenant, plusieurs fois, le corps, quand il est en présence de «ça», de cet inconnu qui fait pression pour s'exprimer, il dit: «Ah! c'était facile avant quand on croyait savoir!»
Maintenant, il sait qu'il ne sait rien1.
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