5 septembre 1970
L'AGENDA TERRIBLE
(Mère a l'air épuisée. Elle parle très difficilement, comme à bout de souffle.)
Moi, je n'ai rien à dire; si toi, tu as à demander, je peux un peu parler.
(long silence Mère a une respiration haletante)
Et alors, qu'est-ce que tu dis?
La dernière fois, quand tu as parlé de cette longue période, tu as dit que ce qui s'était passé, c'était à la fois quelque chose de formidable et... presque «imbécile», tellement c'est simple – tu as dit: «presque imbécile».
Je ne me souviens pas.
C'est à la fois formidable et... presque imbécile tellement c'est simple.
Seulement il y a eu... Pour la première fois, le cerveau a été

 

affecté, dans le sens que j'ai des mouvements incontrôlés. J'arrive à les contrôler, mais... c'est très ennuyeux. Et je passe absolument des nuits sans sommeil, à cause de cela. Je suis obligée de rester éveillée pour... Mais il est arrivé quelque chose – le jour où tu es venu, c'était quel jour?
Mercredi.
Mercredi soir, j'étais comme cela, couchée et sans sommeil, lorsque tout d'un coup, j'ai vu un Saint Pierre en face de moi et, de lui, sortaient des rayons qui venaient vers moi. Alors j'ai compris qu'ils ont fait de la magie. Et sur le moment, j'étais tout à fait... (comment dire?) comme... tu sais, comme désespérée – j'étais fatiguée et... Lorsque (Mère prend son front entre ses mains et reste longtemps silencieuse)...
Je ne peux pas parler, je n'ai pas l'habitude...
Alors je l'ai appelé (Sri Aurobindo), je lui ai dit; alors il m'a dit: «Mais qu'est-ce que cela peut vous faire! Qu'est-ce qu'ils peuvent faire, ils ne peuvent rien, ils n'ont pas de force!» Ça a suffi. Et naturellement, la Force est venue, mais alors ça a été une force... incroyable! Et ça agissait comme cela (geste écrasant) sur le monde entier, et j'ai passé ma nuit dans une sorte de Puissance blanche qui repoussait et donnait des coups... Au moins six heures – six heures d'une Puissance de domination comme je n'en avais jamais sentie... Mais le corps n'en profite pas; c'est cela qui est ennuyeux, mon corps est dans un état...
Ça (l'expérience de la Puissance blanche), je n'ai jamais eu de ma vie ça. Pendant au moins six ou sept heures, une Puissance blanche qui renvoyait et qui... comme écrasait, tu sais, des choses... Seulement, c'est comme si le corps n'en profitait pas. Les mouvements sont presque sous contrôle – encore un, deux par jour comme ça –, mais le... Ça1, c'est fini, c'était comme cela et puis ça a été fini. Il n'y a pas eu de retour.
Mais le corps est tellement fatigué – ce n'est pas fatigué, n'est-ce pas: incapable!... Non pas que j'essaye de faire les choses et que je ne puisse pas, mais il n'y a pas la volonté d'essayer.
Et pourtant, au point de vue extérieur, le docteur a dit que la meilleure chose est de «faire» quelque chose, de travailler; par exemple, de signer des photographies, des choses comme cela, un travail mécanique.
1. Nous supposons que Mère parle de l'expérience de cette Puissance blanche.

 

Mais ça... ça, c'est dégoûtant. Oui.
Alors, n'est-ce pas, ça ne guérit pas (Mère touche sa poitrine). Ça va mieux, mais ça ne guérit pas. J'ai toujours la même toux. Il paraît qu'il y a une infection au poumon (Mère touche le sommet gauche).
(silence haletant)
Tu vois, je manque de souffle.
N'est-ce pas, je ne sais pas... Quelquefois, le corps est fatigué; ça veut dire qu'il voudrait cesser. Mais ça ne dure pas, n'est-ce pas, seulement il y a dans la conscience que... Il a encore une très grande énergie – une énergie, même de la force; mais c'est dans... je ne sais pas, dans la conscience, comme une... Il ne sait pas ce qu'on attend de lui: si l'on attend de lui l'énergie de se remettre et de revivre normalement, ou bien si... s'il s'en va comme ça (geste d'effritement). Et alors ça', c'est dégoûtant, c'est...
Tu comprends, il est fatigué de la bataille.
(silence le disciple se sent le cœur déchiré)
Il y a autour de lui une atmosphère... une atmosphère mixte et complexe. Je sais qu'il ne croit pas à la possibilité de la... Il croit à la possibilité de la prolongation d'une vie – mais pas dans ces conditions! pas, c'est absurde, n'est-ce pas, c'est absurde!
N'est-ce pas, on ne peut pas durer comme ça, c'est idiot.
Je vois clairement que ça dépend de la condition parce qu'il y a des fois où je ne vois presque plus, et il y a des fois où je vois presque clair, et naturellement... Ça (Mère désigne son œil gauche très gonflé), c'est un accident encore, c'est de l'emphysème, paraît-il... Il y a une désorganisation physique qui n'est pas tolérable. Les docteurs disent tous que c'est tout à fait réparable... Voilà tout ce que je sais: que ça peut se remettre complètement. Si ça peut se remettre complètement, c'est bien. Mais...
La conscience là-haut (geste au-dessus de la tête) n'a pas changé, mais... (Mère prend son front entre ses mains) la transmission physique

 

n'est plus si bonne. Mais ça, ils disent que ça peut se remettre aussi.
L'état est comme cela: tantôt il y a une volonté, et alors il y a évidemment un progrès, tantôt il y a... comme une fatigue de l'effort.
(silence haletant)
C'est comme cela, n'est-ce pas, je suis tout le temps essoufflée.
(silence)
Et alors, avant, je me réfugiais toujours dans le silence et la concentration, et maintenant il y a cette chose qui vient1 – ça, ça a été la plus grosse difficulté. Dans le silence et la concentration, je pouvais passer des heures, des heures, des heures, mais maintenant il vient de ces mouvements incontrôlés, alors... Ça, c'est... C'est cela vraiment qui m'a attristée, tu comprends?
(le disciple sent des larmes couler sur ses joues)
Parce que le silence concentré, j'y pouvais passer des vingt-quatre heures – c'est une joie qui m'a été enlevée.
(Mère prend des paquets de potage près d'elle et les donne au disciple)
Et j'ai une grande difficulté à manger, grande difficulté.
(Puis elle entre dans une longue méditation, parfois apaisée, parfois haletante, d'où elle sort en sursaut2)
C'est comme cela tout le temps.
1. Ces mouvements incontrôlés.
2. Pendant toute cette méditation, le disciple était dans une prière si intense, et c'était comme une puissance lumineuse presque blanche, bleutée, solide, et constamment les mêmes paroles montaient en lui, comme si elles venaient de cette lumière: nous vaincrons, nous vaincrons...

 

(Mère change de position et plonge de nouveau, tantôt haletante, tantôt apaisée, sursaute encore et secoue la tête, puis repart dans ses halètements suivis de brefs apaisements. Elle se redresse soudain)
Et puis les jambes me font mal.
(Sujata et le disciple essayent de masser un peu ses jambes)
Les jambes me font mal.
(long silence, tantôt apaisé, tantôt souffrant visiblement, puis Mère sursaute encore)
C'est cela qui est fatigant... N'est-ce pas, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pas de... pas de possibilité de se reposer vraiment. C'est cela.
(long silence)
Si je me laissais aller, je crierais. Et de crier ne soulage pas, c'est pire.
(silence Mère plonge, puis sursaute encore)
Terrible!... Tu sais... Et alors, cette nuit-là, je me disais: oui, c'est comme ça, l'enfer. Terrible, c'est terrible.
Je ne vois pas pourquoi j'ai dû passer par là... Parce que, n'est-ce pas, comme cela, c'était la mort qui n'était pas la solution. Ça, c'était effrayant.
(l'heure sonne le disciple pose son front sur les genoux de Mère)
Tentée de dire: prie pour moi. Oui, douce Mère.

 

(Mère a des larmes aux yeux) Tu sais, c'est comme cela, c'est si horrible que ça... Je suis tentée de dire: prie pour moi.
Oui, douce Mère'.
(le disciple pose sa tête sur
les genoux de Mère, puis il va dans la chambre de Sri Aurobindo)
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