12 septembre 1970
(Mère donne des fleurs de «transformation».) Toi et Satprem...
On me défend de prendre du sel (Mère donne des paquets de potage au disciple), il paraît que cette difficulté (de l'œil gauche) vient quand on mange trop de sel...
Qu'est-ce que tu as à dire?
Ça va mieux, douce Mère?
Oui, un peu mieux. C'est un peu mieux. Ce n'est pas encore... (Mère hoche la tête) Mais j'aimerais bien boire quelques gouttes d'eau parce que...
(Sujata va demander de l'eau)
Seulement, je ne peux encore pas manger vraiment. Ça va mieux, et la nuit, la seconde partie de la nuit, a été relativement bonne, c'est-à-dire sans des douleurs constantes.
(Mère boit, ou plutôt essaye de boire quelques gouttes d'eau)
Je me suis aperçue... Avant, pour moi, rester des heures silencieuse, immobile, concentrée, c'était... c'était ma grande satisfaction; maintenant je ne peux plus: j'ai des mouvements incontrôlés. Il faut que je sois au contraire occupée. Si je suis occupée, ça va relativement bien. Ou occupée presque mécaniquement, c'est-à-dire

 

signer des photographies, etc. Ça garde mon corps tranquille. Ou alors occupée à répondre: on me demande des choses, on me pose des questions.
Il n'y a que les yeux... Les yeux sont étranges. Naturellement ça (l'œil gauche gonflé), c'est ennuyeux, mais il y a des moments où je vois presque clairement, et il y a des moments où tout est derrière un voile. Mais la respiration n'est pas encore normale. Il paraît qu'il y a eu une inflammation dans les poumons (Mère touche le sommet gauche). Ce n'est pas encore tout à fait normal.
L'angoisse est toujours là?
Ça... ça a été une bataille effroyable. Ce n'est pas tout à fait fini.
N'est-ce pas, il faut que les choses [l'expérience en cours] soient transférées de la sensation à la conscience; et à la conscience c'est impossible de... [saisir]. À la conscience, ça va; à la sensation, c'est impossible. Et alors, comme je l'ai eu à la sensation d'abord... Naturellement, de la minute où je suis devenue consciente, c'était plus facile à supporter, mais ça ne durerait pas si c'était la sensation.
(Mère est essoufflée)
Et puis, c'est ça, la respiration n'est pas libre... Ces deux choses-là devraient partir, alors ce serait bien.
Il y a une diminution physique, n'est-ce pas (Mère touche ses jambes). Je marche avec difficulté et je me suis voûtée d'une façon tout à fait... C'est mauvais pour la respiration.
Seulement, j'ai remarqué que ça dépend d'une certaine attitude... L'ennui, c'est que les circonstances (geste autour) m'obligent à penser à ce corps, tu comprends? C'est cela qui est ennuyeux. Quand je n'y pense pas, ça va bien – quand je pense au travail ou que je regarde les choses, ça va relativement bien. Seulement ce corps est devenu très... très encombrant.
Je ne peux pas marcher toute seule, n'est-ce pas – je pourrais, mais il y a la possibilité de perdre l'équilibre, alors ils ne veulent pas me laisser – ils ont tout à fait raison. Mais...
Et puis ça (Mère touche sa gorge, sa poitrine), la respiration courte, mauvaise, pas libre.
Mais alors, on dirait qu'il y a comme une volonté de te forcera rester dans ton corps, puisqu'on t'enlève tes concentrations, on t'enlève tout cela...

 

Oui-oui.
Comme si l'on voulait...
Oui, c'est ça! Ah! quand je commence à faire ça (geste de se soulever au-dessus du corps), tout de suite, tout de suite, un malaise terrible: c'est NON.
C'est tout à fait ça.
(silence)
C'est pour moi que cette vie dans le corps est presque une torture, dans le sens qu'elle n'a aucun intérêt, n'est-ce pas, en elle-même... Il y avait longtemps que je n'en jouissais plus physiquement. Et c'est au point que les gens ne comprennent pas pourquoi je souffre: je n'ai pas l'air malade, excepté cette respiration courte qui n'est pas tellement sérieuse. Je n'ai rien qui puisse vraiment être appelé une souffrance: rien. C'est une espèce de... En tout cas, le moins qu'on puisse dire, c'est un manque complet d'intérêt: que je mange ou que je ne mange pas... La seule chose, c'est que je ne peux pas me reposer, c'est justement de ne pas pouvoir... (Mère fait le geste de se retirer de son corps) entrer dans une... [conscience supérieure]. Ça, c'est une chose... Depuis TANT d'années, depuis tant d'années, plus de vingt ans peut-être, je me mettais dans mon lit et ouf! (geste de retrait), je rentrais dans le Seigneur. Et ça, ça m'est interdit, et c'est cela qui est la souffrance la plus grande.
Il est probable... il est probable que je n'aurais pas pu supporter ce travail, que j'aurais quitté mon corps; c'était trop naturel de... (geste de sortie au-dessus). Mais... (Mère abat ses deux poings comme si elle était précipitée ou maintenue de force dans la Matière.) Mais je n'ai pas pris la précaution de tirer vraiment dans le corps la Force... Je pourrais dire que mon corps avait trop (probablement la façon de voir et de sentir et de réagir au monde matériel), trop1... C'est extrêmement rare dans ma vie – extrêmement rare –, que j'aie eu l'Ananda dans le corps physique. C'était seulement quand je voyais de belles choses (Mère lève les yeux comme pour regarder le cocotier dans la cour, qu'elle ne voit plus avec ses yeux), c'est-à-dire que c'est à certains moments, en contact avec la Nature, alors là je l'ai eu, mais autrement dans toute ma vie, ça n'a jamais été... (comment dire?) une occasion d'Ananda, tu comprends.
(Mère s'arrête et essaye de respirer)
1. Mère veut peut-être dire «trop conscience des mondes au-dessus».

 

Et puis c'est ennuyeux de ne pas respirer librement.
Ça, quand on est actif, on ne le remarque pas, mais quand on est là, comme ça, à ne rien faire, et que l'on est tout le temps à haleter... c'est désagréable.
(silence)
N'est-ce pas, toute ma vie, c'était une complète indifférence pour la façon d'être des choses: qu'elles soient d'une manière ou d'une autre, cela n'avait pas d'importance. Maintenant, voilà... je te donne un exemple: j'ai demandé de l'eau, n'est-ce pas, l'eau que l'on m'a donnée était trop froide, alors je n'ai pas pu la prendre; autrement je l'aurais prise tout de même, mais je n'ai pas pu, j'ai la gorge serrée. Au lieu de me donner de l'eau d'une température fraîche, on m'a donné de l'eau presque glacée1...
Oui, j'ai vu.
Je n'ai pas pu la boire. Et alors, on est tellement insupportable, n'est-ce pas! Il faut que les choses soient exactement comme ceci ou comme cela – ça rend la vie des autres insupportable.
Non, douce Mère, non-non!
Alors, ça s'arrange comme cela: il faut que ce soit le docteur qui dise: «Ce DOIT être comme cela»... Alors... Tu comprends, c'est ridicule.
C'est-à-dire que j'ai donné à la vie matérielle une importance infiniment plus grande qu'elle n'en a jamais eue, et ce n'est pas amusant!... C'est juste au moment où elle est pleine de difficultés, de grincements, de...
Et alors, naturellement, comme j'ai l'apparence fatiguée, on ne veut pas me parler de ce qui se passe, on ne veut pas me donner du travail, on ne veut pas... Et cela me fait juste l'atmosphère contraire à celle qu'il faudrait.
J'ai demandé maintenant que l'on me fasse travailler... Et tu vois, je parle et je suis essoufflée.
(silence)
Mais tout cela, c'est le signe qu'on approche, douce Mère... Oui.
1. Mère a une nouvelle assistante.

 

Il doit y avoir là... justement, tout au fond de ce corps, il doit y avoir un ressort, il doit y avoir quelque chose LÀ.
Oui... oui, mais quoi?
(silence)
La Volonté Divine, là.
(Mère approuve de la tête et entre dans une longue contemplation assez paisible)
Ah! tu n'as rien? Non, douce Mère. Quelle heure est-il? Onze heures moins cinq.
(Mère replonge, puis sort de sa contemplation en suffoquant)
Ah!...
(replonge encore, puis a un mouvement brusque des jambes)
Voilà, c'est ça, ce sont ces mouvements dès que je me concentre.
Et alors, si je persiste, ça prend des... Je me mets à hurler. Voilà.
Ce n'est que s'il reste dans une activité quelconque que ces mouvements ne viennent pas.
N'est-ce pas, si je n'entre pas en activité et si je persiste [à m'intérioriser], je me mets littéralement à hurler comme si j'étais torturée.
(silence)
J'ai demandé au docteur hier – pas à Sanyal1: au Dr. Bisht qui est un homme intelligent. Il m'a dit qu'il y a des cellules du cerveau qui sont indépendantes, qui ne sont pas sous contrôle (chez tout le monde) et que ce sont celles-là qui deviennent prééminentes quand
1. Le Dr. Sanyal est le médecin habituel de Mère.

 

ces mouvements arrivent... Alors ce seraient des cellules qui sont sous le contrôle du subconscient?...
Mais comment se fait-il que j'étais pendant DES HEURES concentrée comme cela, et il ne m'est rien arrivé – elles n'avaient jamais le pouvoir de bouger.
(Mère entre dans un long silence absorbé)
Il y a tant de choses que l'on ne sait pas...
Et on a l'impression, quand on demande aux docteurs de vous dire ce qu'ils savent, que c'est seulement une observation partielle, superficielle, et il manque la vraie chose. Et alors, quand on leur demande, ils disent: «Ah! ça, non, nous ne savons pas.» Alors nous sommes là, comme ça... Tu comprends, j'ai l'impression d'être plongée dans un monde que j'ignore, à me débattre avec des lois que je ne connais pas... et pour faire un changement que j'ignore aussi – quelle est la nature de ce changement?...
Ce n'est pas très agréable.
Quand on fait cela dans la bonne santé et dans le mouvement, dans l'action, c'est très bien, c'est très joli; mais comme ça, comme je suis là, n'est-ce pas, avec une impuissance physique, c'est terrible!
Je ne le pense pas, je ne le pense pas, mais je suis comme ça, à ne pas savoir, ne pas savoir ce qui se passe. Et alors... ce n'est pas particulièrement agréable.
Oui, mais douce Mère, j'ai tout à fait l'impression qu'à travers cette obscurité, cette ignorance des «lois», tu es sciemment portée au point où la solution sera trouvée, que tout cela est organisé, que ce ne sont pas des circonstances «contraires», que tu es réellement portée.
Tu as raison. Tu as raison; si tu veux, je pourrais dire que je pense comme ça (je ne pense pas, mais...), il y a une perception comme ça. Mais... il y a tout ce qui est entre.
Oui... Oui.
Allez! (Mère rit et prend les mains du disciple) Continue à penser comme ça.
Oui, douce Mère, je sens comme cela.

 

Oui... J'espère que je suis capable, ce corps. N'est-ce pas, il y a ça, il y a ce doute-là.
Mais si tu y es – si tu y es, douce Mère, c'est que c'est le moment, autrement tu ne serais pas là. Si tu es dans cette condition, c'est que c'est le moment justement.
Mais naturellement, je sais bien – ça, je sais bien que c'est le moment où... C'est le moment de faire la Tentative, mais est-ce qu'elle réussira? Je ne sais pas... Est-ce qu'elle est (si tu veux, pour mettre les choses plus clairement), est-ce qu'elle est destinée à réussir? C'est ça, le doute. Est-ce qu'elle est destinée à réussir1?
Ça ne me semble PAS POSSIBLE... Ce n'est pas possible que ça ne réussisse pas.
Pourquoi?
Parce que tu es le corps du monde!... Parce que c'est vraiment l'Espoir.
Ça, est-ce que ce n'est pas de la poésie?
Mais non, douce Mère! c'est COMME ÇA. Il n'y a qu'à voir: le monde extérieur est de plus en plus infernal.
Ah! ça, oui.
Alors, c'est ça dans ton corps.
(Mère prend les mains du disciple avec des larmes dans les yeux)
Ça me donne envie de pleurer.
(silence)
Merci.
1. Comme ils se moquent et ricanent, les hommes autant que les diables! «Tes espoirs sont une tête de Chimère Qui peint les deux d'une tache enflammée; Tu tomberas et ton œuvre ira dans le trou.»

 

(le disciple baise la main de Mère)
Merci1.
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