16 janvier 1971

(Nous n’avions pas vu Mère depuis le 2 décembre dernier. C’était le dernier tournant de son yoga, semblable à celui de 1962 et de 1968. Sa petite voix est trébuchante et se perd dans un murmure, et pourtant son rire est frais comme celui d’une jeune fille.)

Je suis contente de te voir!

Bonjour, douce Mère...

Ça va mieux?

Oui, douce Mère. Voilà longtemps que je ne t’ai pas vue...

Oui... J’ai eu une jambe qui a été morte pendant longtemps – elle commence seulement à revivre – , paralysée. Cette jambe (gauche). Alors, naturellement, tout était difficile... J’ai eu un abcès à l’intestin, mais cela n’a pas duré très longtemps. C’était plus sérieux mais ça n’a pas duré. Un abcès à l’intestin. Mais ce qui me cloue, c’est cette jambe qui s’est paralysée (Mère touche sa jambe gauche), la partie inférieure, depuis le genoux jusqu’au talon. Alors, naturellement, on devient imbécile!

Oh!

On ne peut plus rien faire.

Mais ça veut dire que beaucoup de travail se fait, non?

Ce qui a été remarquable (je veux te le dire tout de suite), c’est que la conscience établie là (geste au-dessus de la tête) est devenue de plus en plus forte et de plus en plus claire. Et ça, CONSTANT. J’ai travaillé – j’ai continué de travailler – non seulement pour l’Inde mais pour le monde, et en relation («consultée», tu comprends), activement.

La transformation, ça, je ne sais pas... Ce que j’avais expliqué du «remplacement de la conscience» (le transfert) s’est fait méthodiquement-méthodiquement-méthodiquement, continuellement-continuellement, mais alors avec... des dégâts apparents, ou en tout cas, pendant un certain temps, une grande diminution de capacités. Mais c’est un curieux phénomène de vision et d’audition: de temps en temps, c’est clair, aussi clair que cela peut être, et de temps en temps, c’est complètement voilé. Et ça a très-très clairement une autre origine – une autre origine d’influence. Mais il faudra des mois, je crois, avant que je puisse voir clair. En tout cas, la conscience générale (geste au-dessus de la tête), ce que l’on pourrait appeler la conscience universelle (en tout cas terrestre), n’a pas bougé une minute – pas une minute. C’est resté là tout le temps. Seulement, on est tout à fait imbécile; tu sais comment c’est quand on ne peut rien: on est incapable, on ne peut pas aller de sa chaise à son lit, on ne peut rien faire – une jambe qui n’existe pas. Encore maintenant, je ne peux pas marcher toute seule, il faut que l’on me tienne.

Mais ça va revenir, douce Mère.

C’est en train de revenir. Ça revient petit à petit. Il y a eu un moment où c’était complet: c’était froid comme de la glace. Il n’y avait aucune circulation. C’était quelque chose qui avait bouché la circulation. Maintenant, ça va mieux, c’est en train de revenir à la vie.

Seulement, j’ai pensé au Bulletin, nous ne pouvons pas laisser le Bulletin comme cela. Est-ce que tu l’as préparé?

Oui, il est tout prêt, douce Mère, je l’ai même donné à l’Imprimerie.

Ah! qu’est-ce que tu as donné? Tiens...

(Mère donne des paquets de potage)

Merci, douce Mère... Il y a d’abord «La Synthèse» (c’est la «libération de l’esprit»), puis les «Conversations avec Pavitra», puis les «Pensées et Aphorismes» commentés par toi, et puis «Mère Répond», et enfin deux anciens Entretiens de 1953...

Oh! ça, c’est... [vieux].

Mais qui sont très intéressants.

À propos de quoi?

Par exemple, on te demande pourquoi, pour faire le travail ici, tu n’as pas des disciples de meilleure qualité?

(Mère rit beaucoup, son rire est si frais!)

C’est un critique sévère!

Alors tu réponds que si tu avais des êtres très «réalisés», ils seraient probablement plus rebelles à ton influence.

(Mère hoche la tête)

Tu as vu ce que Z a noté (note du 11 janvier 1971)7

Oui, douce Mère, j’ai vu.

Qu’est-ce que tu en as pensé?

J’ai pensé que ce doit être comme cela probablement: c’est un nouveau fonctionnement qui s’installe.

C’est un nouveau fonctionnement. C’est intéressant. Justement, je pensais que je pourrais peut-être t’expliquer si tu me poses une question ou deux. Et dans ce cas, on pourrait peut-être en faire quelque chose [pour le Bulletin], pour qu’il n’y ait pas une coupure brusque dans la suite.

C’est ta perception des êtres et des événements qui a changé? Ta façon de percevoir qui a changé?

Oui, tout à fait – tout à fait. C’est très curieux...

Au fond, tout ce temps a été utilisé pour développer la conscience de l’être physique. Et cet être physique (Mère touche son corps), il semble vraiment qu’il ait été préparé pour une autre conscience parce qu’il y a des choses... ses réactions sont tout à fait différentes, son attitude est différente. J’ai passé par une période d’une indifférence totale où le monde ne représentait... ne signifiait rien. Et puis, petit à petit, est sorti de là quelque chose comme une nouvelle perception.

C’est seulement en cours de route.

Mais je pensais que pour le Bulletin, on pourrait peut-être mettre une note qui servirait d’accrochage aux différentes périodes, parce que si l’on passait de ce qui était à ce qui sera – ce que je sens qui sera – , brusquement, sans intermédiaire, cela deviendrait très difficile à comprendre.

Quelle impression t’a fait cette note?... Ça m’intéresse parce que justement je n’étais en contact avec personne: il se trouvait que Z nettoyait la chambre, et les autres s’occupaient – me servaient de jambes pour agir! C’était tout à fait matériel, n’est-ce pas: me mettre d’une chaise sur un fauteuil et du fauteuil sur un lit... c’était comme cela, comme un gosse – pire, pire parce que le reste du corps, tout le reste du corps est normal, mais tout simplement j’ai une jambe qui à un moment donné... c’était comme si elle était finie, comme s’il n’y avait rien. Et petit à petit, petit à petit c’est revenu. C’était la dernière période. Mais ce n’était pas une paralysie innocente (!), il y a eu pendant au moins trois semaines – au moins – , pendant trois semaines une douleur continue, nuit et jour, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sans fluctuations, rien: c’était comme si l’on m’arrachait tout... N’est-ce pas, je n’ai pas l’habitude de me plaindre mais j’étais obligée presque de crier tout le temps. Alors, il n’était pas question de voir personne naturellement. Maintenant, c’est fini. La douleur est très supportable et le corps a repris son existence un peu normale.

Mais je voulais te dire que ma conscience était tout le temps active avec toi; je me suis dit: s’il le sent, tant mieux; s’il ne le sent pas... ça ne fait rien[1].

J’ai senti très puissamment le Pouvoir.

Ah! alors c’est cela.

Oui, et très instantanément, très immédiatement.

Alors c’est bien.

J’ai surtout pensé que si c’était descendu dans tes jambes, cela voulait dire que c’était descendu tout à fait dans la matière maintenant.

Oui! oui. Mais moi, je l’ai pris comme cela aussi. C’était non seulement une jambe, mais le bas de la jambe (Mère touche ses pieds). Celle-là (Mère touche sa jambe droite) a failli être prise aussi, mais le jour où c’est arrivé, je me suis concentrée terriblement, j’ai marché pendant longtemps-longtemps pour empêcher que celle-là ne soit prise. J’ai réussi à empêcher que celle-là soit prise; il n’y a eu que celle-ci (gauche) qui a été atteinte.

Mais le corps tout entier n’est plus du tout le même. Par exemple, au point de vue de la nourriture, je n’ai absolument pas faim – absolument. Il y a eu un moment même où j’ai eu le dégoût, une espèce de dégoût de la nourriture – c’était très difficile parce qu’on voulait m’obliger à manger tout de même[2]. Manger me paraissait une chose-misérable, n’est-ce pas, qui n’avait pas de sens, absolument comme si je n’avais jamais mangé de ma vie. Je suis arrivée par une sorte d’effort à continuer à pouvoir prendre juste ce qui est considéré comme indispensable (riant) pour garder la vie dans le corps!

Ça a failli devenir sérieux quand il y a eu un abcès dans les intestins. J’ai eu un abcès, et là naturellement, il n’était pas question de manger... Mais j’ai remarqué comme les choses, les soi-disant catastrophes ou calamités ou malchances ou difficultés ou... comme tout cela, ça vient juste à point pour vous aider – juste comme il faut pour vous aider... N’est-ce pas, tout ce qui, dans la nature physique, appartenait encore au vieux monde et à son habitude et à ses manières de faire et manières d’être, manières d’agir, tout cela ne pouvait pas être (on dit handled), ça ne pouvait pas être manipulé d’une autre façon que celle-ci: par la maladie.

Et l’abcès dans l’intestin a donné de l’anxiété aux docteurs. S’il s’était ouvert du mauvais côté, ça aurait été très difficile, très difficile – le cours ordinaire, c’est l’opération, alors... Ça donnait de l’anxiété aux docteurs. Mais ils n’ont rien montré, je ne l’ai pas su – je n’ai su l’abcès que quand il était guéri (c’est-à-dire quand il était en train de se guérir).

Je ne peux pas dire que ce n’ait pas été intéressant.

Mais moi (même physiquement), j’ai gardé le contact avec tout le monde – je ne sais pas ceux qui sont restés conscients ou non, mais j’ai gardé le contact avec tout le monde, spécialement avec toi; avec toi, j’ai eu l’impression que rien n’a cessé, que je te voyais régulièrement, que rien n’a cessé. Et Sujata aussi, je la voyais. Cela dépend de la réceptivité des gens. Je n’ai pas eu du tout l’impression qu’il y avait eu une coupure de relation ou quoi que ce soit de ce genre – du tout, du tout. Et c’est seulement... au fond, c’est seulement avant-hier que je me suis dit: «Tiens, mais ce doit être le moment du Bulletin, il vaudrait peut-être mieux que je sache ce qu’il a fait...» Et il y a eu cette note de Z... (comment dire?) ça a été le résultat de quelque chose, et le commencement de quelque chose aussi, et d’une façon très précise. Je ne savais pas, et Z était là à ce moment-là en train de nettoyer la chambre, alors je le lui ai dit, et après lui avoir dit, j’ai pensé que peut-être on pourrait s’en servir.

Je ne sais pas comment elle l’a noté, si c’est compréhensible...

Oui, c’est compréhensible.

Cela t’a paru compréhensible?

Oui, tu disais que tout le fonctionnement de la vue et le fonctionnement de l’ouïe avaient probablement été supprimés pour que tu aies la conscience directe des choses, sans passer par les organes des sens.

Oui, mais cette note, c’est déjà du passé, parce que j’ai recommencé à voir, mais d’une autre façon. J’ai recommencé à voir et à entendre.

Au fond, tu vois et tu entends selon ce qui est nécessaire.

Oui-oui, oh! ça, c’est très clair. C’est très clair. Ce qu’il m’est nécessaire d’entendre, je l’entends, même si c’est un tout petit bruit, et tous les bruits des conversations, toutes les choses qui font beaucoup de bruit, je n’entends rien!... Il y a quelque chose de changé. Seulement c’est vieux – c’est vieux, c’est-à-dire que ça a de vieilles habitudes. Mais heureusement, je n’étais pas une personne d’habitudes... Oui (souriant), on pourrait dire: c’est comme quelque chose de coriace qui est en train de changer! Alors, ça n’a pas la souplesse, la facilité. Mais le changement est là – le changement est évident. J’ai BEAUCOUP changé, même comme caractère, comme compréhension, comme vision des choses – beaucoup-beaucoup... Il y a eu tout un reclassement.

Seulement, je ne savais pas s’il y avait moyen de se servir de cette note d’une façon compréhensible pour les gens.

Si, douce Mère, c’est possible en ajoutant ce que tu viens de dire aujourd’hui.

On peut arranger?

Oui, douce Mère.

C’est bien. C’est simplement pour ne pas laisser tomber les gens comme cela: tout d’un coup, plus rien. Après, on est si loin qu’ils ne comprennent plus du tout. C’est cela, j’ai pensé que tu pourrais peut-être arranger quelque chose – ça n’a pas besoin d’être long.

Je suis contente que tu aies senti ma présence parce que, pour moi, c’était une chose évidente... Et toi, ça va?

Oui, douce Mère, très bien.

Santé?

Oui-oui, douce Mère.

Ta maman est venue?

Oui, elle est là.

Elle est contente?

Très contente.

Elle va rester jusqu’à quand?

Vers la fin du mois.

Alors je la verrai avant qu’elle ne parte.

Oh! douce Mère, il y a beaucoup de gens qu’il faut que tu voies avant elle!

En tout cas, l’une des choses, c’est que je me sens libérée de toutes les règles et obligations! (rire général) Cela a été le principal résultat de tout cela. Tous les «il faut faire cela, il faut faire ceci...», partis!

Mais certainement, le principe de la nouvelle conscience, c’est que les choses se font à la minute où il faut, et puis c’est tout.

Oui, oui.

Il n’y a pas de plans et de prévisions.

Oui-oui, c’est cela.

(Mère reste à regarder)

Le monde est dans un état épouvantable.

Mais je n’ai jamais senti autant que maintenant que c’était proche.

Oui-oui-oui, c’est juste. Oui.

J’ai l’impression que c’est tout proche.

Oui-oui, tout proche.

Alors, mon petit, je te verrai quand tu crois que c’est nécessaire.

Je pourrais te lire ce que je vais préparer pour le Bulletin. Nous sommes samedi... quand tu voudras.

Quand est-ce que ce sera prêt?

Ce peut être prêt demain, douce Mère.

Tu peux venir demain, ça vaut mieux pour l’Imprimerie. Je suis contente de te voir...

(Mère prend les mains du disciple)

Toi (se tournant vers Sujata), tu sais que j’étais avec toi tout le temps? Est-ce que tu le sais (Mère désigne du doigt le bout du nez de Sujata)? Ah!...

(Mère reste un moment à regarder Sujata, puis reprend)

Il y a eu toute une période où j’étais absolument inaccessible parce que je souffrais d’une façon continue, alors on ne vaut rien – continue-continue. On pourrait dire que je n’étais qu’un cri tout le temps. Ça a duré longtemps. Ça a duré plusieurs semaines (je n’ai pas compté). Petit à petit, alors, ça a alterné avec des moments de tranquillité où la jambe ne se faisait pas sentir. Et depuis deux ou trois jours seulement, ça a l’air de se remettre en ordre... N’est-ce pas, c’était tellement... c’était tout le problème du monde – un monde qui n’était plus que de douleur et de souffrance, et un grand point d’interrogation: pourquoi?

J’ai essayé tous les remèdes que l’on emploie: changer la douleur en plaisir, supprimer la capacité de sentir, s’occuper d’autre chose... J’ai essayé tous les «trucs» – il n’y en avait pas un qui aille! Il y a quelque chose dans ce monde physique tel qu’il est qui n’est pas... (comment expliquer?) qui n’est pas encore ouvert à la Vibration Divine. Et c’est ce «quelque chose» qui fait tout-tout, tout le mal... La Conscience Divine n’est pas perçue. Et alors, il y a des quantités de choses imaginaires (mais très réelles dans la sensation), qui existent, et ça, la seule chose qui soit vraie, n’est pas perçue... Seulement, ça va mieux. Ça va mieux.

C’est vraiment intéressant. Je crois que quelque chose aura été fait au point de vue général (Mère fait le geste de triturer); ce n’était pas seulement la difficulté d’un corps ou d’une personne: je crois que quelque chose a été fait pour préparer la Matière à recevoir comme il faut, convenablement – c’est comme si ça recevait de travers, et ça a appris à recevoir de la vraie manière.

Ça viendra. Peut-être, je ne sais pas si ce seront des mois ou des années pour que la chose devienne... claire. Et alors ça pourra être guéri.

Voilà, au revoir, mon petit, j’ai été bien contente de te revoir, très contente.

Toi, mon petit (se tournant vers Sujata), j’ai l’impression que je te voyais: je t’ai vue tous les jours et je te demandais des choses.

J’étais là, douce Mère, constamment.

Oui, j’ai eu tout à fait, tout à fait l’impression... comme si je te disais: «Tiens, donne-moi ça, fais ça...» Très intéressant. Tu es un cher petit.

(au moment de s’en aller, l’assistante de Mère
remet une note écrite par Mère)

Je ne me souviens plus de ce que c’est.

C’est un message que tu as donné à la Radio.

Oui, c’était pour la Radio ici, ils m’avaient demandé ça.

(le disciple lit)

«Nous voulons être messagers de Lumière et de Vérité.

«Un avenir d’harmonie s’offre pour être annoncé au monde.»

Oui, c’est bien!

Ils l’ont transmis. (Riant) La première chose qu’ils aient faite, c’est de l’envoyer à Delhi: au lieu de le diffuser ici, ils l’ont envoyé à Delhi. On a fait un embarras à propos de ça. Mais c’est bien, ça donne du courage aux gens.

Oui, douce Mère, mais moi, je ne sais pas, j’ai la très forte sensation que c’est tout proche.

Oui.

C’est ce que je sens.

Oui, tu as raison. Tu as raison; pour moi, il faut être tout à fait aveugle pour ne pas le voir. C’est à ce point-là.

Au revoir, douce Mère.

À demain, mon petit[3].

(Mère caresse Sujata)

@

[1]. Mère veut dire que cela agira quand même.

[2]. C’est un problème qui deviendra très aigu. On entendait – et entendra souvent – jusque dans la cour de l’Ashram, la voix de ceux qui lui disaient: «Mange, Mère, c’est bon ça, c’est bon ça...», comme on parle à un enfant ou à un malade senile. On ne l’a jamais laissé faire l’expérience.

[3]. Il existe un enregistrement de cette conversation.

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