26 avril 1972

(Mère tend une lettre au disciple:)

C’est ce que j’ai envoyé à Indira. Tu peux le lire, je ne me souviens même plus.

«India shall take her true place in the world only when she will become integrally the messenger of the Divine Life[1]

À quelle occasion lui as-tu envoyé cela?

Elle m’a écrit une très gentille lettre pour me dire sa gratitude, et elle m’a demandé si j’avais quelque chose à lui dire, alors j’ai répondu cela.

Mais il paraît qu’elle parle très sérieusement de cette mission spirituelle de l’Inde.

Elle est anxieuse à propos de l’Amérique. Elle veut envoyer des gens en Amérique pour tâcher de créer une bonne atmosphère.

On verra.

Mais ce n’est pas plutôt du côté de la Chine qu’est le danger?

Je ne crois pas.

J’ai toujours vu l’aide matérielle venir des États-Unis – toujours. Et c’est ce Président[2] qui est une brute et qui empêche. Le Président sera renouvelé seulement en novembre. Alors il faudrait préparer le pays pour que ce ne soit pas lui (parce qu’il est candidat), pour qu’il ne soit pas réélu.

On lui donne toutes les chances, d’ailleurs, d’être réélu.

Les gens ne l’aiment pas là-bas.

Oui, mais il a toutes les Finances avec lui.

Oui, c’est cela.

Il ne faut pas qu’il soit réélu, alors ça ne sert à rien de le voir (les tentatives d’ouverture d’Indira). Il ne faut pas. Ça ne doit pas être[3].

La conscience doit soutenir, aider, éclairer, fortifier tous ceux qui n’en veulent pas.

(silence)

Où en sont les choses pour toi?

... Comment dire? Matériellement c’est toujours difficile, mais le corps a compris, je crois (Mère ouvre les mains). Le corps a compris, mais il reste de vieilles habitudes – des réactions semi-conscientes. Là, ça tire. C’est-à-dire que, pour moi, si le corps avait vraiment compris, il devrait rajeunir – pas «rajeunir» mais devenir conscient. Au lieu d’être appuyé sur le subconscient comme chez tout le monde, il devrait s’appuyer sur le conscient – il commence. Il le veut; il le veut, il essaye. Il y a encore... c’est comme des habitudes, peut-être. Au fond, c’est le subconscient qui devrait être transformé.

Il n’y a presque plus de réactions spontanées, des réactions qui viennent justement du subconscient – presque plus, mais encore un peu... encore beaucoup trop.

Comment était-ce, le balcon[4]? Où étais-tu?

Je ne suis pas venu.

Ah! tu n’es pas venu.

Non, douce Mère, je ne suis pas venu. Sujata était là.

(Sujata:) C’était très bien, douce Mère.

Je n’étais pas trop penchée?

Non, douce Mère, tu avais l’air mieux que les dernières fois.

Ah! c’était mieux.

Mieux, douce Mère.

J’ai essayé.

Tu as marché beaucoup plus aussi, et tu es restée longtemps.

Où étais-tu?

Là où je me trouve d’habitude, dans ma maison, douce Mère, en bas.

Ah! là-bas; oui, je suis allée par-là (avec les yeux intérieurs).

Oui, Mère!

Le corps est plus conscient – la conscience entre. Mais...

J’ai fortement l’impression (c’est le corps), le corps a fortement l’impression que si je dure jusqu’à cent ans, il rajeunira – pas rajeunir, mais... plus capable de manifester la Force. Je ne me sens pas faible, mais il y a des choses qui tirent encore.

Dans le subconscient, il y a une quantité de peurs imbéciles, de manques de confiance, de suggestions (ça, je ne suis pas sûre que ce soit la faute du corps, j’ai l’impression qu’il y a des gens – au moins une personne, je ne sais pas qui – , qui envoient des suggestions catastrophiques[5]). Et le corps lutte-lutte pour ne recevoir que les suggestions qui viennent du Divin, mais il y a encore du tirage.

Quand je proteste et que je me plains, «on» me dit (ça vient comme cela), «on» me dit que ça vient de là, ici... (geste de tous les coins) pour que j’agisse, que Ça puisse agir sur le monde – ce n’est pas une pensée, ce n’est pas pensé: ça (la tête), c’est très silencieux; c’est ici (geste au-dessus), et puis comme cela (geste qui monte d’en bas pour être offert) du subconscient – et que tout ce travail qui se fait, ce n’est pas seulement pour ce corps-là: que le corps le fait pour tous ceux qui sont réceptifs. Dans ce cas-là, je n’ai rien à dire, ça va bien. Si c’est cela... Parce que (Mère se retourne vers la porte de la salle de bains) il est dans des conditions particulièrement favorables. On prend grand soin de lui.

(silence)

Comment est-ce, là-bas[6]?

(Satprem:) Il faut s’adapter un peu... J’ai une extrême difficulté à établir une connexion entre la conscience intérieure et la vie matérielle. La vie matérielle, pour moi, est un fardeau effroyable; toutes les choses matérielles sont lourdes, épaisses... C’est très difficile, je trouve. Je n’arrive pas à établir une communication entre les deux.

Ah!... Tu as vu la représentation de «L’Orpailleur[7]»?

Oui, douce Mère.

C’était bien?

Ou...i. Ils ont fait cela avec beaucoup d’amour et de... – beaucoup d’amour. Mais l’interprétation qu’ils en ont donnée... Je ne sais pas, ça avait l’air sinistre.

Sinistre?

Oui. Je ne sais pas. Ils m’ont présenté un visage que je ne connaissais pas.

(Mère rit) Tiens! Tiens, c’est curieux.

Si tu veux, dans ce livre, avec de la souffrance j’essayais de faire de la lumière; et alors, dans ce qu’ils ont mis en scène, on ne voit que la souffrance[8], mais pas beaucoup la lumière. Ils en ont fait quelque chose de très mélodramatique, tu comprends.

Oh!...

Mais l’atmosphère est bonne malgré tout, c’est surprenant, une bonne atmosphère. Mais c’est étrange: quelque chose que je ne connaissais pas.

(silence
Mère regarde)

C’est curieux. J’ai beaucoup aimé le livre quand je l’ai lu, mais maintenant le seul souvenir que j’aie, c’est une forêt vierge avec un énorme arbre et toi luttant pour frayer ton chemin à travers l’arbre – c’est tout le temps comme cela (Mère regarde). Pourquoi?... C’est cela, c’est ce qui est resté dans la conscience. Je te vois encore avec une hache, coupant d’énormes branches d’arbre pour pouvoir passer. C’est curieux. C’est symbolique? Tu en parles dans ton livre?

Pas exactement, mais j’ai vécu quelque chose comme cela[9] – c’est à la fois vrai et symbolique, les deux.

C’est curieux, quand je pense à ce livre, je vois cette image. Et puis je me souviens... tu as fait la description de la mort de ton ami?

Oui.

Cela m’a frappée beaucoup. Il y a ça, et puis cet énorme arbre. Mais c’est un arbre plus grand que nature, c’est symbolique; et avec une grande hache, tu coupes des branches – d’immenses branches qui sont grandes comme des arbres – pour pouvoir passer.

C’est curieux.

Eh bien, je continue, je crois, à tailler des branches!

(Mère rit) Oui, c’est cela! C’est ça.

La vie matérielle est... Je ne sais pas pourquoi, si cela tient à des vies antérieures, mais elle m’est insupportable.

Ah!... En quoi est-elle insupportable? Tu as des difficultés?

Non, ce n’est rien, des petites difficultés, ce n’est rien du tout, mais tout me pèse. Je n’arrive pas à faire entrer de la conscience là-dedans, tu comprends; il y a un gouffre entre les deux. Je ne suis bien que quand je m’arrête et je m’assois. Alors là, ça va bien.

Aah!

Mais dès que je me mets à toucher les choses matérielles... c’est affreux. Il n’y a pas de jonction entre l’intérieur et la Matière – pas du tout, un abîme complet.

(après un silence)

D’après ce que Nirod me lit maintenant de sa correspondance avec Sri Aurobindo, cela paraît avoir été la même chose pour Sri Aurobindo. Parce que d’après ce qu’il a écrit (tu verras quand tu le liras), c’est toujours moi qui fais les choses. Il dit: «Mère dit, Mère fait, Mère...» N’est-ce pas, quand il s’agit des choses d’organisation de l’Ashram (le rapport avec les gens et tout cela), il semblerait que tout naturellement, tout le temps, c’est tout à travers moi.

Et tu sais, au point de vue humour, je n’ai jamais lu quelque chose de plus merveilleux, oh!... Il avait une façon de voir les choses... c’est incroyable. Incroyable. Mais il semblerait que le monde extérieur était pour lui quelque chose... d’absurde, tu sais.

Oui, c’est cela.

Absurde.

Absurde, oui. J’en suis au point où la seule vie matérielle que je pourrais supporter, c’est celle d’un sannyasin dans une hutte – et encore, un sannyasin tout nu parce qu’il y a des vêtements qui posent des problèmes!

Aah!

Tu comprends, tout me semble affreusement... Je n’arrive pas à faire entrer de la conscience là-dedans.

(Mère reste à sourire)

Oh! c’est très curieux. C’est très curieux. Depuis mon enfance, tout mon effort a été (comment dire?) d’arriver à l’indifférence totale – ni gênant ni agréable. Depuis mon enfance, je me souviens d’une conscience qui essayait... (c’était cela que Sri Aurobindo voulait dire), une indifférence. Oh! c’est curieux. Cela me fait comprendre pourquoi ii avait dit que c’était moi qui pouvais essayer de faire la transition entre la conscience humaine et la conscience supramentale. Il l’a dit. U me l’avait dit et il le dit (c’est noté dans les choses de Nirod). Et je comprends pourquoi...

Ah! je comprends.

(silence)

Oui, je comprends. Alors?

Plus j’avance, plus j’ai l’impression d’empirer.

Oh! non. Non. Oh! non.

Mais je me sens tout à fait détestable!

(Mère rit beaucoup) Ça, mon petit, c’est peut-être ma... C’est exactement l’état dans lequel se trouve mon corps! (Riant) C’est peut-être ça!

En plus, il se sent détestable et ridicule. Ridicule et détestable. C’est la conscience de ce qui doit être qui commence comme cela, elle fait une pression. Même l’humanité supérieure est une chose détestable et ridicule pour le surmental (Mère se reprend) supramental («supramental» je n’aime pas beaucoup ce mot; je comprends bien pourquoi Sri Aurobindo s’en est servi, parce qu’il ne voulait pas du surhomme – ce n’est pas le surhomme du tout). Il y a une plus grande différence entre l’être supramental et l’être humain qu’entre l’être humain et le chimpanzé.

Oui, oui!

Mais ce n’est pas une différence extérieure si grande: c’est une différence de conscience. Ça, je sens, je la sens si vivante et si proche! Quand je suis tout à fait tranquille, c’est elle qui vient, qui est là-bas, et la conscience humaine même la plus intellectuelle et la plus haute est ridicule à côté.

Oui.

Détestable.

Oui, douce Mère. Je ne sais pas si c’est avec «ça» que je suis en contact, mais justement quand je suis tranquille, il y a quelque chose qui est si plein et si fort...

Oui-oui, c’est ça.

Et on est bien.

Oui.

C’est ÇA. Et alors, quand on sort de là et que l’on rentre dans la Matière, c’est affreux...

(Mère rit)

Parce que «ça» ne rentre pas là-dedans.

Ça entre, mais... Ce que l’on peut dire pour être vrai, c’est que ça a de la difficulté à entrer, mais ça entre. C’est cela qui nous donne l’impression que la vie est détestable. Moi, j’ai tellement l’impression que la vie est ridicule-ridicule – grotesque. Grotesque.

(silence)

Il faut en être profondément convaincu pour être prêt à recevoir cette Conscience. Tu sais, moi je dirais: c’est bon signe – ce n’est pas agréable, mais c’est bon signe.

Seulement, évidemment, nous sommes – au mieux, au mieux – , nous sommes des êtres de transition. Alors les êtres de transition... Seulement la conscience de l’être intérieur devient plus forte, tu comprends? plus forte que la conscience de l’être matériel; alors l’être matériel peut être dissous, mais la conscience intérieure reste plus forte. C’est de cette conscience-là dont nous pouvons dire: «Ça, c’est moi.»

Oui.

Voilà. Et alors ça, c’est la chose importante. C’est la chose importante.

Alors l’usage de ce corps maintenant, c’est pour moi simplement: l’Ordre de la Volonté du Seigneur pour que je puisse faire autant de travail préparatoire que possible. Mais ce n’est pas le But du tout. N’est-ce pas, nous n’avons pas la connaissance, la moindre connaissance de ce qu’est la vie supramentale. Par conséquent, nous ne savons pas si ça (Mère pince la peau de ses mains), ça peut changer suffisamment pour s’adapter ou non – et à dire vrai, il n’y a pas d’anxiété, c’est un problème qui ne m’occupe pas beaucoup; parce que le problème qui m’occupe, c’est de bâtir cette conscience supramentale de façon que ce soit elle qui soit l’être. C’est cette conscience-là qui doit devenir l’être. Et alors ça, c’est important – le reste, on verra (c’est comme si l’on se préoccupait s’il faut changer de vêtement ou pas – c’est l’équivalent). Mais il faut que ce soit vraiment ça, n’est-ce pas. Et pour cela, toute la conscience qui est dans ces cellules doit se grouper, s’organiser et former un être conscient indépendant – la conscience qui est dans les cellules doit se grouper et s’organiser et former un être conscient qui peut être conscient de la Matière et en même temps conscient du Supramental. C’est cela. C’est cela qui est en train de se faire. Jusqu’où on pourra aller? Je ne sais pas.

Tu comprends?

Oui, douce Mère, je comprends très bien.

Jusqu’où on arrivera, je ne sais pas. J’ai l’impression que si je dure jusqu’à mes cent ans, c’est-à-dire encore six ans, beaucoup sera fait – beaucoup; que quelque chose d’important et de décisif sera fait. Je ne dis pas que le corps sera capable de se transformer, ça... je n’ai aucun signe de ça, mais la conscience: la conscience physique, la conscience matérielle qui devient... «supramentalisée». C’est cela, c’est ce travail-là qui est en train de se faire. C’est cela qui est important. Et toi, tu dois pouvoir, tu dois être destiné à le faire aussi, et c’est pour cela que tu as ce dégoût. Mais au lieu d’insister sur le dégoût, tu devrais insister sur l’identification avec la conscience dans laquelle tu te trouves quand tu es assis tranquille. Tu comprends? C’est cela qui est important.

C’est cela qui est important. Voilà.

(le disciple pose son front sur les genoux de Mère
Sujata s’approche)

Je commence à comprendre pourquoi Sri Aurobindo disait toujours que c’était la femme (Mère caresse d’un doigt la joue de Sujata) qui pouvait faire la jonction entre les deux. Je commence à comprendre. Un jour, je le dirai. Je commence à comprendre. Sri Aurobindo disait toujours: c’est la femme qui peut faire la jonction entre l’ancien monde et le monde supramental. Je comprends.

(Satprem:) Oui, je le comprends aussi.

Alors ça va bien. Il faut de la patience.

(Mère presse son index sur la poitrine de Sujata:)

Tu te souviendras de ce que j’ai dit[10]?

@

[1]. «L’Inde prendra sa vraie place dans le monde seulement quand elle deviendra intégralement la messagère de la Vie Divine.»

[2]. Nixon.

[3]. L’affaire du «Watergate» commencera deux mois plus tard, le 17 juin. Mais Nixon sera triomphalement réélu en novembre.

[4]. Darshan du 24 avril.

[5]. C’est la deuxième ou la troisième fois que Mère nous dit cela depuis le début de cette année (voir conversation du 23 février: la «formation de mort»).

[6]. La nouvelle maison de Nandanam.

[7]. Un découpage scénique par des Auroviliens (qui depuis ont quitté Auroville).

[8]. Le disciple doit dire qu’il est parti au milieu, il n’a pas pu rester.

[9]. Le phénomène très curieux est que nous n’avons pas parlé de cela dans le livre, mais c’est resté gravé dans notre conscience et c’est de cela dont Mère se souvient: elle se souvient de notre propre souvenir! Un jour, nous nous sommes trouvé au milieu d’un gigantesque écroulement d’arbres – quand un géant s’écroule, dix arbres sont arrachés autour – , dans une sorte de cataclysme vert qui sentait la terre éventrée et le massacre, et un silence de la fin des mondes.

[10]. Il existe un enregistrement de cette conversation.

Hosted by uCoz