8 janvier 1972

Quoi de neuf?... Ça va mieux?... Non?...

Je ne sais pas. On ne comprend pas très bien le chemin que l’on suit.

Moi, je ne le comprends pas du tout, alors!... Simplement... (Mère ouvre les mains dans un geste d’abandon). Ce n’est pas facile.

Ce n’est pas facile, mais c’est comme je te le disais: les deux extrêmes; ce n’est pas facile, et puis tout d’un coup ça devient merveilleux pour quelques secondes, et puis encore... Alors j’aime mieux ne pas en parler.

(silence)

Et maintenant que je suis ici comme cela, enfermée, chez tous les gens, toute leur nature la plus inférieure sort et ils agissent en disant: «Mère ne saura pas.» Voilà. Alors «Mère ne saura pas», cela veut dire qu’il n’y a plus de contrôle. Alors je peux dire que c’est un peu dégoûtant.

Des gens à qui j’ai dit: «Vous ne devez pas être dans l’Ashram» – ils s’installent. Et on les laisse s’installer. Et non seulement cela, mais ils viennent dans les bureaux d’Auroville et ils veulent gouverner. Enfin... c’est devenu tout à fait, tout à fait dégoûtant.

Simplement parce que je suis ici, que je ne vois plus aussi clair et que je n’entends pas bien – alors on en profite.

On dit que ce n’est plus moi qui gouverne l’Ashram, que ce sont les gens qui m’entourent et qu’ils font ce qu’ils veulent.

!!!

Mais ce n’est pas vrai.

Mais non, ce n’est pas vrai[1]!

Ce n’est pas vrai.

Au point de vue conscience, la conscience est TRÈS SUPÉRIEURE à ce qu’elle était – cela, je le sais – , mais mon expression... Je n’ai plus le pouvoir d’expression. Et puis je ne sors pas d’ici, alors on est persuadé que je ne saurai pas ce qui se passe.

Alors j’aime mieux... N’est-ce pas, je voudrais annuler la personnalité autant que possible, que ce soit réduit à la forme extérieure. Et alors, tout le temps, je voudrais n’être que... l’agent transmetteur, comme cela (geste de coulée à travers Mère). Mais je ne demande même pas à en être consciente.

La Présence Divine, je la sens tout le temps – tout le temps – d’une façon très forte, mais...

(long silence)

Et alors il y a ceci: dans certains cas, à certains moments, le Pouvoir est si formidable, si efficace que j’en suis ahurie moi-même, et à d’autres moments, j’ai l’impression non pas que le Pouvoir soit parti, mais que... je ne sais pas ce qui se passe.

Je ne sais pas comment expliquer.

Naturellement, les gens me disent: «Vous m’avez guéri, vous avez sauvé celui-là, vous...» – je fais presque des miracles, mais... Eux, pensent que c’est moi, mais il n’y a pas de moi! il n’y a rien, il n’y a pas de moi ici; c’est seulement... (geste de coulée à travers Mère) de la Force qui passe. J’essaye, j’essaye de ne rien voiler, rien intercepter, rien diminuer, c’est mon seul effort: le laisser passer aussi impersonnellement que possible.

Et c’est seulement à toi que je peux le dire – aux autres, je ne dis rien, rien du tout.

Et toi, je ne sais même pas si tu le sens comme c’est... Je ne sais pas si tu sens que le Pouvoir est là – est-ce que tu le sens?

Oh! ça, le Pouvoir, je le sens formidablement! Ça, sûrement. For-mi-da-ble-ment.

Mais qu’est-ce que tu ne sens pas? Tu fais une restriction. Je voudrais savoir.

Cela dépend si je suis avec toi ou loin de toi. Mais ce que je sens, quand je suis loin de toi, c’est peut-être... Ce dont je me plains, c’est une absence de présence... présence, comment dire?

Concrète?

Non-non, ce n’est pas cela. C’est du Pouvoir mais... s’il y avait quelque chose de plus dans le cœur, tu comprends, quelque chose de plus... intime; quelque chose de plus vivant, moins impersonnel justement.

Ah! ça, d’accord. Mais tout vient pour insister sur cette impersonnalisation.

Dans ma conscience, c’est comme la condition de transition (pas une condition finale: une condition de transition), nécessaire pour pouvoir aller vers l’immortalité. C’est cela. Il y a quelque chose – quelque chose qui est à trouver. Mais je ne sais pas quoi.

(long silence
Mère hoche la tête comme si elle ne savait pas)

N’est-ce pas, la vieille manière de voir (je ne veux pas dire la manière ordinaire), la vieille manière de voir est comme dissoute, et à la place il y a... tout à apprendre (Mère ouvre les mains, attentive à ce qui vient d’en haut).

(silence)

C’est la conscience du corps physique, n’est-ce pas, alors il y a comme... même pas une alternance, c’est comme si les deux étaient ensemble constamment: la conscience de ne rien savoir et de ne rien pouvoir selon la manière, enfin «actuelle» si l’on peut dire, de savoir et de pouvoir, et en même temps – en même temps (même pas l’un derrière l’autre, ni l’un dans l’autre, ni l’un à côté de l’autre, mais je ne sais même pas comment dire) – , en même temps le sens d’une connaissance absolue et d’un pouvoir absolu. Et ça, ce n’est pas l’un dans l’autre, ni l’un derrière l’autre, ni l’un à côté de l’autre, c’est... je ne sais pas... Et les deux sont là (geste simultané).

Je pourrais presque dire que c’est quand je suis selon les autres (quand je dis «je», je parle du corps maintenant), quand je suis selon les autres et quand je suis selon le Divin. Voilà. Et les deux sont... (même geste simultané).

Et c’est très concret parce que, par exemple... l’exemple le meilleur est la nourriture. Le corps a besoin de nourriture pour vivre, et tout en lui est comme étranger à cela. Alors les repas deviennent un problème presque insoluble... Pour le dire d’une façon enfantine: c’est comme si je ne savais plus manger; et il y a une autre manière de manger qui vient spontanément quand je ne me regarde pas manger. Tu comprends ce que je dis?

Oui, oui, douce Mère.

C’est la même chose aussi pour voir, pour entendre. Je sens toutes les facultés diminuées. Et à ce point de vue, je ne sais pas ce que les gens font, ce qu’ils disent ni tout cela, et en même temps – en même temps – , une perception plus vraie de ce qu’ils sont, de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils font; du monde. Une perception plus vraie mais tellement nouvelle que je ne sais pas comment l’exprimer.

Alors... je ne suis plus ça, je ne suis pas encore ça. Et c’est comme cela (geste entre deux). Ce n’est pas commode.

Oui!

Et les réactions dans les gens (Mère prend sa tête entre ses mains) sont tellement fausses[2]!...

(Mère plonge)

@

[1]. Comme nous étions aveugle! – en fait, nous l’avons été presque jusqu’au bout. Nous ne voulions pas y croire.

[2]. Il existe un enregistrement de cette conversation.

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