29 mars 1972

J’ai reçu une lettre de Y.L., tu sais, qui l’année dernière était venue te poser la question de Malraux sur le Bangladesh – Malraux voulait s’engager pour le Bangladesh. Tu lui avais fait répondre qu’il aurait la réponse quand il viendrait en Inde...

(Mère approuve de la tête)

... Il n’est jamais venu en Inde. Il a renoncé à son plan d’action après avoir rencontré Indira [à Paris].

Ah?

Oui, puisque l’Inde se décidait officiellement à intervenir au Bangladesh, il trouvait qu’il n’avait plus aucune raison d’aller se faire tuer... du côté officiel. Et au lieu du Bangladesh, il est allé aux États-Unis voir Nixon.

(Mère fait une moue)

Enfin, Y.L. s’est mise dans la tête de faire participer Malraux au Centenaire de Sri Aurobindo – tu sais que depuis des années, j’essaie d’accrocher Malraux à la pensée de Sri Aurobindo, je lui avais écrit il y a dix ou quinze ans une première fois. Alors voici ce que m’écrit Y.L.:

«... Encore Malraux et toujours Malraux! Dans votre dernière lettre fin décembre, vous écriviez: “Il pourrait être le héraut du nouveau monde.» Appelé par Nixon, il a répondu au chemin de l’aller. Il reste à faire le chemin du retour par l’Inde et le Bangladesh. Je recevais ce matin la copie de votre allocution à la radio de Delhi. Je l’ai envoyée aussitôt à Malraux...»

Oui, c’est mon article sur «Sri Aurobindo et l’Avenir de la terre». Puis, quelques jours après, j’ai reçu une deuxième lettre de Y.L. Elle dit:

«Ce matin, cette réponse que vous voudrez bien lire à Mère. Je vous laisse juge de ce qu’il y a lieu de faire. Je n’ai pas prévenu A. [le «Centre d’Études Sri Aurobindo» à Paris]. Votre papier sur «Aurobindo et l’avenir de la terre» a emporté son consentement...»

Oui, Malraux accepte de faire partie du Comité du Centenaire. Sa secrétaire a envoyé la réponse suivante à Y.L.:

Verrières-le-Buisson Le 13 Mars 1972

... Monsieur André Malraux est en voyage à l’étranger et ne sera sans doute pas de retour avant le 15 Avril, mais il m’a chargée de vous demander de dire à la Mère, que pour tout ce qui est du domaine du Comité, elle peut disposer de lui, et qu’il le tient pour un honneur.

Signé: S.R.

Ah! c’est bien.

Il faudra en parler avec A.

C’est bon. C’est bien[1].

* * *

ADDENDUM

Lettre de Satprem à André Malraux, dix-sept ans plus tôt.

(Dans un interview à la presse suédoise, Malraux avait dit ceci: «Depuis cinquante ans, la psychologie réintègre les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux.»)

Le 2 août 1955

Monsieur,

Votre réponse à l’enquête du journal suédois qui cherchait à savoir «si les religions ont vraiment assuré les conditions de tolérance et de compréhension entre les hommes» me tombe maintenant entre les mains, alors que précisément, depuis un mois, je fais une série de classes sur votre œuvre au «Centre Universitaire International» de l’Ashram de Sri Aurobindo. Cette coïncidence et une longue intimité avec vos ouvrages m’incitent à vous écrire pour vous dire quelques mots d’un autre témoignage, celui de Sri Aurobindo, que vous n’ignorez sans doute pas, mais dont l’œuvre si partiellement traduite en français reste encore mal connue en Europe.

Il me semble trouver dans l’œuvre de Sri Aurobindo une réponse qui rejoint et développe la vôtre – car il s’agit bien de «réintégrer les dieux DANS l’homme», après y avoir réintégré les démons, ainsi que vous l’écrivez à la presse suédoise – , mais j’y trouve aussi une réponse à l’angoissante question que ne cessent de se poser vos personnages de la Voie Royale aux Noyers de l’Altenburg. Tous cherchent, en effet, cette «notion profonde de l’homme» qui les délivrera de la mort et de la solitude – c’est la question même de l’Occident, à laquelle Sri Aurobindo peut apporter une solution à la fois dynamique et illuminatrice. Je me permets ainsi de vous faire parvenir, par la voie maritime, l’un des ouvrages de Sri Aurobindo dans son original anglais, intitulé: The Human Cycle («Psychologie du Développement Social»), en espérant que vous vous y intéresserez.

Je m’adresse à vous plus qu’à n’importe quel écrivain contemporain, car il me semble que votre œuvre incarne l’angoisse même de l’Occident, angoisse que j’ai âprement partagée jusque dans les camps de concentration allemands, à vingt ans, puis dans un long vagabondage inquiet à travers le monde. Et dans la mesure où je n’ai cessé de me tourner vers vous, de risquer et de chercher avec chacun de vos personnages ce qui «dépasse» l’homme, je me tourne encore vers vous, car j’ai le sentiment que vous pouvez, mieux que tout autre, comprendre le message de Sri Aurobindo, et peut-être y puiser un élan nouveau. Je pense ainsi à toute une jeunesse qui attend beaucoup de vous, plus qu’un idéal de pur héroïsme, car celui-ci ne fait qu’ouvrir les portes (comme tout don de soi) sur un autre royaume de l’homme qu’il nous reste à explorer, et plus qu’une fascination de la mort, car celle-ci n’est aussi qu’un moyen, non une fin, et sa brutale nudité sait parfois ouvrir une brèche lumineuse dans cette prison du corps où nous sommes comme des emmurés vivants – et l’on peut alors jaillir à une dimension nouvelle de l’être. Mais trop souvent, l’on oublie que c’est «pour vivre» que vos héros pensent si constamment à leur mort, et il me semble que cette jeunesse dont je parlais attend la vérité de Tchen et celle de Katow, celle d’Hernandez, de Perken ou de Moreno, par-delà leur mort.

Il peut sembler étrange de parler de vous dans un Ashram indien que l’on supposerait si loin du monde et des problèmes angoissés où se débat la «Condition Humaine», mais l’Ashram de Sri Aurobindo est tourné, précisément, vers cette vie terrestre et pour la transformer, non pour s’en évader comme le veulent les religions traditionnelles de l’Inde et de l’Occident qui proclament obstinément que «Son royaume n’est pas de ce monde.» Sachant bien qu’il y a quelque chose de fondamental derrière l’homme, les religions se sont penchées sur cet autre royaume pour expliquer l’homme, de même que vos héros se penchent sur leur mort pour découvrir cette chose fondamentale qui sera capable de «tenir» devant la mort. Mais la religion n’a pas justifié cette vie, sinon comme un passage vers un Au-delà qui serait le but suprême; et vos héros – si proches pourtant du cœur battant de la vie qu’elle semble parfois éclater pour nous livrer son poignant secret – , plongent finalement dans la mort, comme pour se délivrer d’un Absolu impossible à vivre.

Les jeunes élèves indiens à qui je parle de vos livres comprennent peut-être mieux qu’un Occidental la raison de tous ces sacrifices sanglants, apparemment inutiles: les déchirements ou les révoltes de vos condamnés à mort, la grande Faim qui les pousse au-delà d’eux-mêmes; car ils savent que ce sont là les convulsions, comme d’un enfantement, et que l’épaisse carapace des égoïsmes, des routines, des conformismes, des habitudes intellectuelles et sentimentales doit être brisée pour que le Divin intérieur perce jusqu’à la surface de cette vie – car le Divin est bien DANS l’homme, et la vie contient cachée en elle-même sa propre justification. Après l’Oupanishad, Sri Aurobindo nous répète que «La terre est Son point d’appui.» Il écrivait aussi: «Dieu n’est pas seulement dans la petite voix tranquille, mais dans le feu et dans le tourbillon.»

Je crois bien interpréter le sentiment de mes jeunes amis indiens en disant qu’ils voient dans les personnages de vos romans des «mystiques à l’état sauvage», pour reprendre l’expression que Claudel employait à propos de Rimbaud. Ce jugement peut paraître surprenant lorsqu’on songe à l’athéisme de vos héros, mais c’est que l’on a trop souvent confondu la mystique ou la spiritualité avec la religion, comme le remarque avec insistance Sri Aurobindo, et qu’il n’est pas nécessaire de croire en un Dieu personnel extracosmique pour être mystique. (C’est bien pourquoi, aussi, la religion s’est parfois laissée aller à brûler tout vifs ceux qui n’étaient pas des mystiques «réguliers».) On touche ici encore à une grande confusion d’origine religieuse. Par ses moines, ses sannyasins ou ses ascètes, les religions nous ont présenté la mystique sous un visage purement contemplatif, austère, dépouillé de vie – car ces mystiques, comme les religions sur lesquelles ils s’appuient, vivent dans une négation de la vie, et c’est les yeux fixés vers l’Au-delà qu’ils traversent cette «vallée de larmes». Mais la vraie mystique 4 n’est pas que cela, elle cherche à transformer la vie, à révéler l’Absolu qui s’y trouve caché; elle cherche à établir «le royaume de Dieu dans l’homme, comme l’écrivait Sri Aurobindo, et non le royaume d’un Pape, d’un clergé ou d’une classe sacerdotale.» Et si le monde moderne vit dans le déchirement, dans l’angoisse, s’il est écartelé entre «être» et «faire», c’est que la religion a écarté Dieu de ce monde, qu’elle l’a séparé de la création pour le rejeter dans un ciel lointain ou dans un vide nirvana, supprimant ainsi toute chance de perfectibilité humaine sur cette terre et creusant un abîme infranchissable entre l’être et le faire, entre les mystiques plongés dans leur songe et ce monde abandonné aux puissances du mal, à Satan et à ceux qui veulent bien se «salir les mains».

Cette contradiction s’exprime de façon saisissante dans votre œuvre, c’est elle qui frappe mes élèves indiens; et ils s’étonnent, car vouloir «faire» quelque chose à tout prix, «faire n’importe quoi mais faire quelque chose», comme l’on dit souvent en Europe, sans que cette action prenne son appui sur un «être», qu’elle exprime et dont elle est la simple traduction matérielle, leur semble une étrange conduite. Et le désespoir, le silence ou la révolte, parfois l’absurde inutilité qui marque la mort d’un grand nombre de vos héros ne leur échappe pas. Ils ont l’impression que vos personnages se fuient plus qu’ils ne s’expriment. Ce déchirement entre «être» et «faire», on le retrouve dans chacun d’eux. Ils ont bien, apparemment, renoncé à être quelque chose pour faire quelque chose, ainsi que l’assure certain personnage de «l’Espoir»; mais n’est-ce pas à «être» qu’ils cherchent éperdument dans leur action même, cet être qu’ils ne saisiront qu’une fois le temps aboli, dans la mort. Et c’est une même obsession qui semble courir de l’un à l’autre: de Perken qui cherche à «laisser sa cicatrice sur la carte», à «se survivre à travers vingt tribus», qui lutte contre le temps comme on lutte contre un «cancer», à Tchen qui s’enferme dans le monde du terrorisme: «monde éternel où le temps n’existe plus», et à Katow qui se murmure à lui-même: «O prisons, lieux où le temps s’arrête.» En cela, ces personnages reflètent bien l’impuissance d’une religion qui n’a pas su donner son sens ni sa plénitude à la terre.

À la question que pose le journal suédois et à celle que se posent de nombreux personnages de votre œuvre, il me semble que Sri Aurobindo et sa grande synthèse apportent la clef d’une réconciliation longtemps cherchée, une réconciliation entre l’être et le faire, que la religion est incapable de donner. «Par notre Yoga, écrivait Sri Aurobindo, nous ne proposons rien de moins que de briser dans leur totalité les formations passées et présentes qui constituent l’homme matériel et mental ordinaire et de créer un nouveau centre de vision, un nouvel univers d’activités en nous-mêmes, lequel devra former une humanité divine ou une nature surhumaine.» Il ne s’agit pas là d’une «idée», mais d’une expérience à vivre, expérience que Sri Aurobindo a minutieusement expliquée dans son œuvre considérable. C’est ce que s’efforcent de réaliser pratiquement quelque mille hommes et femmes de tous pays à l’Ashram de Pondichéry.

Dans votre réponse à la presse suédoise, vous souligniez: «L’adversaire capital de la tolérance, ce n’est pas l’agnosticisme, mais le manichéisme.» C’est bien pourquoi, aussi, les religions ne pourront jamais unir les hommes, parce qu’elles sont restées manichéennes dans leur principe, parce que fondées sur une morale, sur une idée du bien et du mal qui variera nécessairement d’un pays à l’autre. Les religions ne réconcilieront pas plus les hommes entre eux qu’elles n’ont réconcilié les hommes avec eux-mêmes, dans leur aspiration à «être» et leur besoin d’action, et pour les mêmes raisons, car, ici et là, elles ont creusé un abîme entre un bien idéal, un «être» qu’elles ont rejeté au ciel, et un mal, un «devenir» qui se partage ce monde où «tout est vanité». Je voudrais vous citer ici un passage des Essais sur la Gitâ de Sri Aurobindo, qui jette une claire lumière sur le problème: «Ce sont des expédients maladroits et trop commodes ceux qui prétendent mettre sur le dos d’un Diable semi-omnipotent la responsabilité de tout ce qui nous semble mal ou terrible, ou qui rejettent ces choses comme faisant partie de la Nature, créant ainsi une opposition insurmontable entre la nature du monde et la nature de Dieu, comme si la Nature était indépendante de Dieu; ou ceux qui prétendent encore rejeter cette responsabilité sur l’homme et ses péchés, comme si l’homme avait eu son mot à dire dans la fabrication du monde et comme s’il pouvait créer quoi que ce soit contre la Volonté de Dieu... Il faut regarder la réalité courageusement en face et voir que c’est Dieu, et personne d’autre, qui a fait ce monde dans son être et qu’il l’a fait ainsi. Il faut voir que la Nature qui dévore ses enfants, le temps qui se repaît de la vie des créatures, la Mort universelle et inéluctable et la violence des forces de Roudra dans l’homme et dans la Nature sont aussi la suprême Divinité sous l’un de ses aspects cosmiques. Il faut voir que Dieu le bienfaisant et prodigue créateur, Dieu qui aide, le sauveur puissant et miséricordieux, est aussi Dieu qui dévore et Dieu qui détruit. Le tourment du lit d’angoisse et le mal qui nous tenaille sont la pression de Sa main, autant que la joie et la douceur et le plaisir. C’est seulement lorsque nous voyons avec les yeux de la complète union et sentons cette vérité jusque dans les profondeurs de notre être, que nous pouvons aussi découvrir totalement, derrière ce masque, le calme et beau visage de la Divinité qui est Toute-Félicité et découvrir dans la pression de Sa main qui met à l’épreuve notre imperfection, le geste de l’ami et celui du constructeur de l’esprit dans l’homme. Les discordes de ce monde sont les discordes de Dieu et c’est seulement en les acceptant et en progressant à travers elles que nous pourrons arriver aux plus hauts accords de sa suprême harmonie.» Et il me semble que les personnages de vos livres ne chercheraient pas si intensément le sacrifice et la mort s’ils ne pressentaient pas ce visage de lumière et de joie derrière le masque d’ombre où ils plongent passionnément.

Ainsi, Sri Aurobindo n’a cessé de souligner que l’humanité à travers ses cycles d’évolution progressive devait dépasser la période simplement éthique et religieuse, comme elle doit dépasser la période infrarationnelle et rationnelle, pour s’ouvrir à un nouvel «âge spirituel et suprarationnel» – sinon nous restons voués aux déchirements, aux contradictions et aux sacrifices sanglants qui secouent notre époque, «car vivre en fonction d’une morale est toujours un drame», comme le constate l’un des personnages de l’Espoir.

Ce n’est pas l’affaiblissement ou la disparition de la religion qui est à l’origine des drames que nous vivons – communisme, nazisme – , ainsi que le laisse entendre le journal suédois, mais c’est la religion elle-même qui est à la source du déséquilibre en se fossilisant dans ses dogmes et en se cramponnant au pouvoir qu’elle occupe dans un cycle humain qui tire à sa fin, en refusant de s’ouvrir à une «nouvelle notion profonde de l’homme» qui réconcilie enfin le ciel et la terre. Alors les hommes vont chercher ailleurs ce que la religion est impuissante à leur donner: dans le communisme ou dans n’importe quel «isme», tant est grande et persistante leur soif d’Absolu – car cela demeure sous un nom ou sous un autre, et cette soif elle-même est le signe le plus certain d’une plénitude à venir.

À ce tournant crucial de l’évolution humaine, Sri Aurobindo apporte un lumineux message sur lequel je voudrais attirer votre attention par cette lettre et le livre que je me permets de vous envoyer. Il me semble que la jeunesse d’Europe a tellement besoin d’une grande voix qui s’élève pour la remettre en présence de ses vérités fondamentales, et que nul plus que vous ne peut toucher cette jeunesse, éveiller cet Occident angoissé.

Je souhaite profondément, Monsieur, que l’œuvre de Sri Aurobindo soit pour vous une source nouvelle d’inspiration et vous prie de croire à mes sentiments les meilleurs, les plus attentifs.

Bernard E.

* * *

(Réponse d’André Malraux)

10 août 1955

Votre lettre m’a vivement intéressé. Je connais – relativement, bien entendu – l’œuvre de Sri Aurobindo (que le hasard m’a fait rencontrer jadis, sans que nous nous soyons adressé la parole...); mais non l’ouvrage que vous avez l’attention de m’envoyer, et qui sera le bienvenu.

Je suis d’accord – vous l’avez vu – avec votre thèse générale. Mais le texte dont il s’agit (la réponse à une enquête) était limité par sa nature même.

Je vous remercie donc, et vous prie de me croire, Monsieur, sincèrement à vous.

André Malraux

@

[1]. Hélas, l’affaire en restera là. Les horizons bornés du «Centre d’Études» à Paris décourageront à tout jamais Malraux. Le pont que Y.L. et nous-même avions eu tant de mal à établir depuis 1955 et notre première lettre à Malraux sera tout de suite démoli. Étrange comme de tous les côtés Mère était entourée d’une incompréhension générale de ce que signifiait toute cette histoire, comme s’il s’agissait d’une affaire de paroisse, ou même d’«ashram». Pour mémoire, nous publions en Addendum notre première lettre de 1955 à Malraux, avec sa réponse.

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